Qu’est-ce qu’un économiste ? C’est un individu qui observe quelque chose qui fonctionne dans la réalité et se demande si cela devrait marcher en principe. Quoi de mieux que mieux que cette innocente boutade pour introduire la question de l’interprétation des faits, de la contradiction possible entre la théorie et la réalité ?
Commençons par le commencement. Il n’existe pas de réalité brute. Si tout le monde est capable de reconnaître une vache dans un couloir, comment définir cet animal ? Cela a quatre pattes et ça fait « meuh ». Mais comment définir une « patte » ? On n’en sort jamais. On en déduit que la réalité est le produit d’une construction de l’esprit humain. Sa description en tout cas. Quelques courants de pensée marqués idéologiquement ont récemment cru découvrir cette évidence et surfent sur les potentialités qu’elle offre. Comme l’évolution de la société et les leçons de l’Histoire ne leur conviennent pas, ils « déconstruisent » à tout va. En vérité, la déconstruction est une pratique ancienne. Le texte de la Bible parle des « dix plaies d’Egypte » mais, au lieu de dix, n’y en eut-il pas plutôt quarante, cinquante, voire deux cents ? Des lecteurs du texte en débattent lors de soirées très arrosées depuis l’Antiquité… Hormis leur infinie arrogance, les fans modernes de la déconstruction se caractérisent par leur propos politique. En jetant à la poubelle le discours dominant de la population et le savoir commun de générations de chercheurs, ils visent à annuler le « fascisme des faits ». Une seule solution : la Révolution.
Cette démarche hallucinogène expose à la critique immédiate : « Tu prends donc quoi comme produit ? » Pour s’en prémunir, ils se drapent dans leur scientificité, qui érige des barrières et exclut le prétendu ignorant, à l’instar des médecins qui, en substituant « céphalées » à « maux de têtes », ont longtemps dépossédé le patient de son corps et de sa maladie. Leurs barrières à l’entrée portent des noms exotiques : « méthodologie », « entretiens semi-qualitatifs », « robustesse des hypothèses », « test du khi-deux »… L’objectif de cet arsenal est de faire reculer le pékin. Quand on a moins fait d’études, on est forcément susceptible d’être impressionné. Et ceux qui ne s’en laissent pas compter ne sont pas au bout de leurs peines. Qu’ils portent le nom de « wokistes », de « décoloniaux » ou d’« intersectionnalistes », les « déconstructionnistes » avancent en meute. En bons compagnons de route, ils cherchent à intimider, proférant des imprécations et se précipitant dans les médias à la première manifestation de résistance pour hurler à la censure des forces réactionnaires.
Alain Policar est l’un d’entre eux. Nommé au Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République (CSL) par Pap Ndiaye. il vient d’en être démis pour avoir affirmé que la loi de 2004 sur les signes religieux était « discriminatoire » envers les musulmans. Plus belle encore est la suite : « les enquêtes sociologiques montrent » que le voile est « même souvent un vecteur d’émancipation pour les jeunes filles ». Nous y voilà, il s’appuie sur « des enquêtes sociologiques ». C’est du sérieux : les protocoles scientifiques ont été respectés. Dommage que les femmes iraniennes l’ignorent, cela les aurait probablement détendues un peu. Revenons en France. Après tout, peut-être Policar limitait-il son analyse à ce territoire. Jusqu’aux années 1990, le port du voile y était rare. Or, le statut des femmes était inférieur dans les familles musulmanes immigrées. Ainsi, selon l’éminent intellectuel, les jeunes filles ont certes été sous la tutelle du père et du grand frère mais c’était quand elles avaient les cheveux à l’air libre. Et c’est au contraire en mettant le voile (mais pas les voiles) qu’elles s’en affranchissent. Dans une enquête du même tonneau, le soutien à la lapidation comme outil de progression pédagogique devrait être bientôt prouvé. Le sceptique ne pourra être qu’islamophobe.
Comment en est-on arrivé là ? Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont souligné que le système éducatif, loin de niveler les chances des jeunes, reproduisait les inégalités entre les familles de privilégiés et de défavorisés. De nombreux travaux ont confirmé leur conclusions. Les choix de carrière parmi les catégories privilégiées ont suscité moins de curiosité. Il faut en fait distinguer deux types de parcours, les jeunes qui se lancent dans la quête de capital économique et ceux qui optent pour le capital culturel. La croissance des inégalités économiques positionne les premiers de plus en plus haut dans l’échelle des revenus. Ils sont de plus en plus à droite. Dans le même ordre d’idées, les carrières dans la sphère intellectuelle, à l’université notamment, produit des individus de plus en plus perchés – avec des concepts de plus en plus tordus, et qui sont de plus en plus à gauche. Ils ne rencontrent guère d’adversité puisque ceux qui auraient dû la constituer sont occupés à se remplir les poches. C’est le drame. En conséquence, le citoyen lambda se sent aussi écrasé par le niveau de vie des milliardaires que par les délires des déconstructionnistes.
Si Didier Fassin et Etienne Balibar avaient préféré vendre des voitures, leurs qualités de bonimenteur auraient fait merveille. Ils se seraient enrichis et le savoir universitaire également a contrario. Que de regrets ! Comment s’opposer à ce rouleau compresseur ? En se prêtant soi-même au jeu de la déconstruction. Un exemple. En observant que la version connue de la vie de Socrate nous a été transmise par des mâles blancs dominants, les déconstructionnistes la remettent en cause. Dire qu’il a bu la cigüe pour se conformer aux lois de la cité qui l’avaient condamné, même injustement, est une version réactionnaire qui incite à la soumission. En réalité, en tant que philosophe, Socrate passait sa journée à discuter de la pluie et du beau temps avec la jeunesse d’Athènes, délaissant les tâches ménagères à son épouse Xanthippe. Celle-ci s’agaçait de son machisme sous-jacent et lui faisait des scènes. Ce qui lui a valu une réputation de mégère. Socrate en a éprouvé de la culpabilité et s’est suicidé. Voilà comment réconcilier Socrate, père de la pensée occidentale, et le féminisme. A moins que, autre raisonnement possible, il ne se soit suicidé parce que Xanthippe était acariâtre justement ? Ouh, ouh !