COMME JAMAIS

Depuis que Bruno Le Maire a menacé de mettre à genoux l’économie russe, Vladimir Poutine tremble. Il ne sort plus du Kremlin et il y a gros à parier que, sans l’intervention du courageux ministre de l’Economie, des Finances, de la Souveraineté industrielle et numérique – ouf !, la soldatesque russe serait déjà aux portes de Paris.

Quand Le Maire met la main à la pâte, il faut reconnaître qu’il y met toute sa force de conviction. De son ton empreint de solennité, d’une gravité inégalable, sourd une détermination impressionnante, à déboucher les tympans d’un malentendant. Lorsqu’il assène avec son aplomb légendaire qu’il ignore ce que sont les surprofits, avant d’éclater de rire, il convient d’abord d’essayer de lui prêter l’oreille. Il établit en fait une correspondance implicite entre les grands groupes français, leur richesse, la puissance industrielle de la France et la conquête nationale des marchés mondiaux. Toutefois, en se réclamant de ce gaullisme économique, il a été amené à franchir la ligne jaune à plusieurs reprises. Le  ministre a par exemple passé sous silence un rapport de l’inspection des finances qui se plaignait justement des surprofits des concessions d’autoroute : « Je vous dis que cela n’existe pas ».  La situation est pourtant limpide. La guerre en Ukraine a permis à des secteurs de l’économie comme l’énergie de réaliser des bénéfices records. De nombreux autres secteurs ont prétexté la hausse de leurs coûts pour augmenter leurs propres prix afin d’effectuer, eux aussi, des profits extraordinaires. Comme jamais. 

Le ministre n’est pas uniquement prisonnier de ses oeillères politiques. Sa formation en économie est assez rudimentaire. Il ne maîtrise pas les concepts de base et, comme il ne s’y entend guère sur les profits simples, il est logique qu’il ne soit pas à la page non plus sur les surprofits. Il sait seulement que les bourses doivent monter vigoureusement et que les surprofits sont utiles à cet effet. Alors, s’il est auditionné un jour sur l’augmentation des prix qui enflent telle une folle turgescence, ce qu’on appelle l’« inflammation des prix », tandis que le prix des matières premières plonge, il risque d’être confronté à une panne intellectuelle : « Vous comprenez, assènera-t-il, les biens vendus aujourd’hui ont été fabriqués avec des matières premières achetées à un prix plus élevé.

– Très bien… mais pourquoi ce mécanisme ne marche-t-il que dans un sens ? Pourquoi quand les prix des matières premières augmentera à nouveau, cette hausse sera-t-elle répercutée immédiatement sans  attendre ?  

– Euh… » 

Voilà, Bruno Lemaire est un littéraire. Il a pondu les discours de Dominique de Villepin qui goûtait sa plume. Comme jamais.

Les courbes du PIB ne sont pas réellement affriolantes. Dans son bureau de Bercy, le ministre devait s’ennuyer sec. C’est probablement là que l’idée de commettre son dernier ouvrage lui est venue. Aujourd’hui, les conseillers en communication recommandent aux politiciens d’atteindre les électeurs par d’autres canaux. Dans un champ déserté  par les citoyens, et où règne la langue de bois, ajouter une corde à son arc pour le bander au moment voulu est de bonne politique. Cette volonté d’attirer l’attention par des chemins de traverse n’est pas nouvelle. Ecrits ou pas par ceux qui les signaient, des livres ont souvent été consacrés par le personnel politique à des figures historiques locales : Jean-Pierre Soisson a publié sur Charles le Téméraire, André Rossinot sur Stanislas. A l’instar de Dominique de Villepin, qui se piquait de poésie et se fantasmait en beau de l’air éthéré, certains n’ont pas hésité à s’aventurer sur des terrains plus inattendus. Plus globalement, l’essor de l’infotainment, mélange d’information et de divertissement, a constitué une étape supplémentaire dans le processus. Le sens du message diffusé a fini par brouiller l’écoute. Passer chez Cyril Hanouna est devenu une option. Comme jamais.

C’est dans ce contexte que Bruno Le Maire s’est livré à une « Fugue américaine », une escapade vers les terres du célèbre pianiste Vladimir Horowitz. Cette pièce de littérature appartient au genre roman. De cette façon, le lecteur est invité à découvrir ce que l’imagination du ministre cache.  Selon le résumé, il est beaucoup question de musique, de médecine et de psychiatrie. Bruno Le Maire ne se commettrait pas à raconter l’épopée de deux frérots qui écument une fête de la bière avant de participer à une bagarre entre supporters de l’OM et du PSG. L’auteur témoigne ainsi d’une forme d’élévation culturelle. L’exercice n’aurait été propre qu’à satisfaire son narcissisme, sans toucher un public populaire, ce qui était l’objectif initial, s’il n’avait introduit avec hardiesse quelques passages croustillants, susceptibles de faire dresser les oreilles de la nation entière. En jouant au coquin, Le Maire s’affiche comme les gens normaux. Après tout, le sexe fait partie de la vie. La description des activités spécifiques au paddock est simplement esthétisée à sa sauce : « Elle me tournait le dos ; elle se jetait sur le lit ; elle me montrait le renflement brun de son anus : tu viens ? Je suis dilatée comme jamais ».

Ces pensées au fondement de sa stratégie ont assurément le mérite d’être plus excitantes que le déficit commercial. Œuvre séminale ? Puisque les voies de l’académie française sont impénétrables, nous ne préjugerons pas des chances du gentil Bruno d’en devenir membre. En revanche, le livre fait surgir des interrogations. Dans ces milieux, les romans sont habituellement à clés, et pas des clés de sol malgré la thématique. Dans le sien, le président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré avait nommé un de ses personnages Josiane Baladur, avec un seul l. Il s’agissait d’une prostituée. Ce qui avait bien énervé Edouard du même nom, avec deux l. Si l’on revient à notre « anus horribilis », on se demande à qui Bruno Le Maire songeait parmi ses collègues. Notre homme a procédé avec plus de subtilité que Debré. Il a le dard malin… et attention aux fausses pistes. Le texte a été rédigé avant que la playmate du gouvernement ne se révèle. Comment décoder ? Par le prénom, l’âge, le parcours de l’héroïne du roman ?

Moi je sais de qui il s’agit mais je ne vendrai pas la mèche. C’est secondaire. Ce qui compte, comme on dit à Bercy, est que chaque fois désormais que mesdames Borne, Hidalgo, Parly, etc… croiseront le regard gourmand de l’auteur, elles ressentiront un léger malaise, évitant de lui tourner le dos, comme toujours.     

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A POÊLE, A POÊLE

L’anthropologue Claude Lévi-Strauss et l’humoriste Pierre Dac étaient arrivés à une conclusion identique : lorsque l’on n’est pas cru, on est cuit. La transition du premier état au second est permise  par des procédés qui nous plongent dans l’actualité et plus exactement au cœur de la réforme des retraites.

Le recours à la cuisson des aliments remonte aux temps préhistoriques. Les humains ont commencé par faire rôtir la viande de mammouth sur des broches au-dessus d’un feu de bois. Puis ils ont inventé des ustensiles de plus en plus sophistiqués lorsqu’ils ont entrepris de faire varier leur menu, que ce soit par lassitude ou extinction de l’espèce des mammouths. La consommation des petits pois notamment était trop inconfortable avec les techniques d’origine. Pour accommoder les mets autant que pour chauffer les liquides, à feu vif ou bien doux, les cuisiniers disposent désormais d’une panoplie d’outils – d’un côté, casseroles, marmites et poêles ; de l’autre, plaques à induction, fours… –  qui transforment la cuisine en activité de haute précision qui n’a rien à envier à la propulsion de fusées dans l’espace. Les recettes de grand-mère ont pris de la sorte un coup de jeune mais la révolution des pratiques dépasse le cadre de « Mémé à la NASA ». D’aucuns mettent un point d’honneur à dissocier le besoin de s’alimenter des arts culinaires, Nous sommes entrés dans une nouvelle ère. L’eusses-tu cru ?

Le langage  populaire a conservé la mémoire des temps anciens. L’expression « passer à la casserole » l’illustre parfaitement. Dès lors que le cannibalisme a été proscrit,  il s’est agi de rendre compte de la condition de femmes forcées de subir les derniers outrages de la part d’un mâle dominant. Par extension, cela a recouvert tous types de situations désagréables. Dans un autre style, « traîner des casseroles » renvoie au vacarme produit par ces ustensiles de cuisine. Cela signifie qu’un individu est stigmatisé par la société en raison de comportements douteux. Ces formulations assez primitives trouvent un relais intéressant dans le champ politique en particulier en Amérique du Sud. Les Argentins sont ainsi des spécialistes des « cacerolazos », ces concerts de casseroles qui visent à exprimer bruyamment le mécontentement des citoyens face à la politique gouvernementale. Leurs aspirations ne sont pas satisfaites et, par ce biais, les dirigeants politiques sont invités à en prendre conscience ou à dégager.

Les concerts de casseroles ne font pas partie des us et coutumes français. Comme en finale de la Coupe du monde, la France a donc mal débuté la partie face à l’Argentine mais, dans le cas présent, elle possède avec Emmanuel Macron un atout exceptionnel, un joker ultime, susceptible de lui offrir cette fois la victoire. Face à la surdité, on n’ose dire l’autisme du président de la République, les Français ont décidé de lui indiquer « en même temps » qu’il ne les entendait pas et que eux ne voulaient plus l’entendre. Par sa réaction, le président leur a prouvé que leur diagnostic était tout-à-fait juste. Plutôt que de « désensabler ses portugaises », il a préféré se lancer dans  des saillies à vocation humoristique sur les possibles bienfaits de la multiplication de ces concerts pour l’industrie des casseroles. Jusque-là, nous demeurons dans la configuration classique de la présidence macronienne, celle d’un fossé entre un Jupiter qui sait tout et une population qui se sent méprisée.

C’est dans ce contexte que la visite du chef de l’Etat en Hérault jeudi 20 avril s’est traduite par un franchissement de seuil dans les dysfonctionnements de la démocratie française. Afin que l’ouïe du président ne soit pas affectée par les « casserolades » comme elle l’avait été la veille en Alsace, la préfecture de l’Hérault a tout bonnement pris les devants en les interdisant. Il n’est pas question de faire le procès de la préfectorale d’autant que ses membres sont, par les temps qui courent, en proie à d’intenses pressions. La préfète d’Indre-et-Loire, Marie Lajus, n’a-t-elle pas été récemment démise de ses fonctions ? Les coups de dard malins du ministre de l’Intérieur ne tromperont personne : c’est son désir de faire strictement respecter la loi, qui gênait les petits arrangements de notables du cru, qui a valu à madame Lajus de se retrouver elle-même dans une casserole. Autrement dit, qu’il s’agisse d’une directive venue d’en haut ou d’un excès de zèle d’un fonctionnaire ayant pris l’initiative de réduire au silence les hérauts de la colère contre le héros jupitérien, le fond a été atteint  ici… et ce n’est pas celui de la casserole.

Sur le principe, il y a largement matière à se mettre la rate au court-bouillon. En effet, quand le président se déplace en province, est-ce pour prendre la température du pays ou pour passer un moment sympathique ? Doit-on lui construire une France en carton-pâte à la manière des villages Potemkine ? Ne s’agit-il pas d’une privation criante de libertés publiques ? Sur la forme, c’est encore pire. Que penser de mesures qui sont pour l’essentiel inapplicables  dans les faits ? Les autorités peuvent s’amuser à confisquer les casseroles, ce qui est déjà en soi ridicule, mais que se passera-t-il si les manifestants enregistrent leurs sons sur des téléphones ? Les policiers vont-ils procéder à des fouilles aux corps pour saisir aussi ces objets ? Pour éviter les dissimulations, n’est-il pas souhaitable de mettre les manifestants carrément à poil ?

C’est la limite. Suivis par Elisabeth Borne, les syndicats demandaient un « délai de décence » après la réforme des retraites. Toujours en opposition, le président l’a refusé, se croyant habile avec sa formule pourtant boiteuse des « Cent-Jours ». Vous voulez freiner, j’accélère, nananère ! Laurent Berger a annoncé qu’il quittait la tête de la CFDT en juin. Le gouvernement est finalement coincé. Avec qui va-t-il négocier ? Pareillement, monsieur Macron a le droit de détester que le mot pénibilité soit associé au travail. Le « compte personnel de prévention de la pénibilité » (C3P) a été rebaptisé « compte personnel de prévention » (C2P). Hourrah ! Mais rien, ni personne, ne peut empêcher la majorité des Français de penser que, souvent, le travail est pénible. Rien. Les dieux du panthéon gréco-romain savaient que leur puissance avait des bornes.

DE L’IMPORTANCE DE BIEN FAIRE SES DEVOIRS A L’ECOLE

Cassandre avait reçu un don, celui de prédire l’avenir. Sa malédiction fut qu’elle ne serait jamais crue. La similitude avec Emmanuel Macron est frappante. La fée qui s’est penchée sur son berceau lui a offert la réussite dans ses entreprises les plus folles. Ainsi, la première fois qu’il s’est  présenté à une élection, il est devenu président de la République. Mais, en même temps, la créature magique a pris soin qu’il n’en tire pas de profit : lui le sensible serait honni de ses concitoyens jusqu’à la fin des temps.    

Il y a effectivement quelque chose de pathétique dans le destin de cet homme. Dès qu’il ouvre la bouche, il ne peut s’empêcher de gratifier son auditoire d’une formule dont il a le secret, grinçante, voire cassante, qui traduit un incommensurable mépris d’autrui. C’est plus fort que lui comme le scorpion piquant la grenouille qui lui faisait pourtant traverser la rivière – les deux animaux périront. Bref, ce peut être au début ou à la fin du discours, improvisé ou entièrement planifié, dans un format d’expression court ou long. Il faut que ça sorte. Sa suffisance dans son discours post 49.3 sur la réforme des retraites s’inscrit dans la lignée de ses productions orales antérieures. En substance, puisque j’ai raison et que le peuple a tort, et puisque je suis en position de décider, il est normal que je prenne mes responsabilités. D’ailleurs, cette mesure était dans mon programme. Peut-être un jour, si vous parvenez à prendre de la hauteur, me remercierez-vous. Résultat : des kilos de manifestants. Tais-toi, Manu, les opposants finiront par se lasser. Ne remets pas une pièce dans le juke-box !   

Rappelons les termes du débat. Il n’est pas inutile de préciser que, si Macron est sans borne, il n’est pas le seul à défendre sa position. Une réforme est-elle urgente ? L’interprétation des projections démographiques comme la signification du mot « urgent » est l’objet de divergences. Une fois que l’on s’accorde sur l’idée d’une réforme, il existe là aussi une multiplicité des points de vue : sur la répartition de la charge entre les salariés et les entreprises, sur le caractère impératif ou pas d’une mesure d’âge, sur la question de la justice sociale avec les carrières longues et la situation des femmes. Etc. Dans cette discussion sur des principes, certaines contraintes en ont été oubliées. Nous vivons dans une société où les entreprises se délestent sans vergogne de leurs seniors, coûteux et peu flexibles, leur préférant une chair fraîche, taillable et corvéable à merci sur un marché du travail ubérisé. Bref, si environ 40 % des seniors se retrouvent sans emploi, quid de l’efficacité de la réforme ?  Ces gens-là ne vont ni travailler, ni cotiser. Tout au plus formeront-ils une nouvelle classe de précaires.

D’ailleurs, dans une superbe envolée lyrique, Macron avait lui-même admis en 2019 qu’il était inepte de repousser l’âge de la retraite pour cette raison. Il faudrait que les seniors soient en emploi, c’est-à-dire convaincre les entreprises de ne pas les jeter. Laissons tomber. Par quel mystère, cette mesure s’est-elle finalement retrouvée dans son programme électoral l’an passé ? On se perd en conjectures. Et puis les passionnés de mythologie grecque n’ignorent pas que Jupiter se trompait parfois, opérant à l’occasion de spectaculaires revirements. Donc, le scandale n’est pas là. Alors où se niche-t-il ? Il n’est pas vraiment caché en vérité. Il suffit de réécouter son discours de victoire lors de la dernière élection. Ses propos sont clairs. On sent le bon gars qui peine à se remettre de sa bonne fortune, deux élections et deux victoires. Il est étreint par l’émotion et, dans un effort herculéen, il bride sa nature profonde. En surjouant l’humilité, il est paradoxalement saisi d’un accès de lucidité. Il explique qu’il est conscient que beaucoup ont voté pour lui uniquement pour faire barrage à l’extrême-droite. Il est l’obligé de ces électeurs…

https://www.youtube.com/watch?v=emEDBMwHQNY

(Inutile de tout écouter, c’est à partir de 3’10’’)

Etre l’obligé de quelqu’un. Tout ceci évoque la théorie du don de Marcel Mauss. Un don, explique l’anthropologue français, se décompose en trois séquences. Il doit être accepté puis donner lieu à des remerciements et enfin se conclure par un contre-don. On rend quelque chose au donneur initial. Dans le cas macronien, les deux premières phases sont parfaitement limpides. Un. Macron a reçu les voix de citoyens qui n’adhéraient pas à son programme. Il l’a su et, non seulement il n’a pas rejeté leurs suffrages mais, au contraire, il a tenté de les attirer durant l’entre-deux tours. Cela s’est traduit par des remerciements, une reconnaissance de dette envers ses bienfaiteurs. Deux. C’est au niveau de la troisième séquence que s’est déroulé le cafouillage. Une calamiteuse erreur de français. De la sixième à la première, aucune prof de français ne m’a invité à partager sa couche. Aucune et pas même une fois. Mais toutes ont au moins pris soin  que je ne m’emmêle pas les pinceaux entre les auxiliaires « être » et « avoir ». Etre obligé est complètement différent d’avoir obligé. Macron aurait dû être l’obligé par ses soutiens. A la place, il les a obligés à bosser deux années de plus.

Maxime  (François Mauriac) :

Je veux bien mourir pour le peuple, mais je ne veux pas vivre avec

LE COUP D’ETAT PERMANENT

Les élections législatives viennent de se terminer. Les commentateurs se déchirent sur leur interprétation. Enfin, un peu de passion sur cette mer désespérément étale et silencieuse. Il était temps. Cela dit, ne s’agissait-il pas du calme qui annoncerait la tempête ?  

On ne dira jamais assez que les chiffres sont aisément manipulables. C’est d’ailleurs à cette fin qu’ils ont été créés : faciliter la vie des hommes. Dans les controverses idéologiques, c’est pareil. Je picore, je picore et je retiens les données qui conviennent à ma vision du monde. Je suis un blanc suprématiste américain. Alors, je note que 65 personnes sans armes sont tuées par la police aux Etats-Unis. Parmi elles, on comptabilise 23 Afro-Américains à mettre en rapport avec les 7 500 Afro-Américains victimes d’homicide annuellement aux Etats-Unis. A partir de cette mise en perspective quantitative, je souligne que le battage fait autour de mort de George Floyd et l’essor de « Black live matter » sont disproportionnés. Ce faisant, je fais semblant de ne pas voir que, dans l’émotion qui s’est manifestée, ce sont des siècles d’injustices, de traitement différencié qui sont ressortis d’un coup lorsque Floyd s’est retrouvé écrasé par le genou d’un policier. En sens inverse, je suis islamo-gauchiste français : je compare les morts causées par le terrorisme aux victimes d’accidents de la route pour expliquer que la peur d’éventuels attentats est ridicule… tout en justifiant les motivations de leurs auteurs s’il y en avait.

Si l’on revient aux élections législatives maintenant, il y a un point qui fait l’unanimité. Emmanuel Macron a pris une claque retentissante. C’est la première fois qu’un Président qui vient d’être élu est ainsi mis en difficulté, et cela avant même d’avoir bougé le petit doigt. Son premier mandat n’a manifestement pas laissé un excellent souvenir. Il va devoir composer, et pire qu’avec la gauche, avec Edouard Philippe, François Bayrou et la droite anti-Macron. Au-delà de ce constat, on entre dans une zone de turbulence où la mauvaise foi et la malhonnêteté rivalisent hardiment. La bataille visant à déterminer quel parti a remporté le plus de voix au premier tour a été pathétique, pas du genre à réhausser le niveau du débat politique aux yeux des abstentionnistes.

– Eh, ici j’ai 21 000 voix que tu n’as pas comptées, bonhomme !

– Je les compterai pas, euh. Je les compterai pas, euh, nananère. Et il n’y en a pas 21 000 d’abord.

La mienne est plus grande que la tienne. On aurait pu et dû s’arrêter à ce match nul qui est une grosse défaite pour Emmanuel Macron.  

Pour le reste, la création de la NUPES a mécaniquement permis à la gauche compatible avec la mélenchonie de doper son nombre de sièges. Il s’agit toutefois d’une progression en trompe-l’œil. En pourcentage des suffrages exprimés, il n’y a guère de raisons de se réjouir. Globalement, la gauche ne progresse pas significativement depuis 2017. Malgré tout son ramdam, le leader de la France Insoumise n’a attiré que 11 % des inscrits au premier tour. Si l’on ajoute la progression de l’extrême-droite en France, le paysage politique rend plutôt comique sa revendication d’être désigné, « élu » avait-il dit, Premier Ministre. La France est devenue un pays majoritairement de droite ou d’extrême-droite.  Mélenchon l’avait bien compris en invitant les « fachos pas trop fâchés » à le soutenir – les « fâchés pas trop fachos » corrigera-t-il plus tard prétextant un lapsus dans une tirade où il affirmait pourtant un impeccable patriotisme. Ce n’est pas surprenant : Mélenchon se perçoit en fait avant tout comme un fédérateur des antisystèmes, qu’ils soient rouges et des bruns. A cet égard, l’abstentionnisme lui offre paradoxalement une voie avec issue. Si les gens ne votent pas, les élus ne représentent pas le peuple.

Dans un petit opus aussi revigorant que provocateur, « La destitution  du peuple », Jean-Claude Milner fait ressortir les conditions de possibilité d’une telle approche. Comme le mot « pouvoir » sonne particulièrement creux, « souveraineté » lui a été préféré. Jean Bodin la définit comme la « puissance absolue et perpétuelle » qui peut « donner et casser la loi ». Les constitutions dans le monde n’appréhendent pas cette notion de manière uniforme. Dans celle des Etats-Unis, le peuple parle à la première personne : « Nous, peuple des Etats-Unis… nous décrétons… ». La logique est d’inclusivité. Les promoteurs de réformes cherchent à obtenir l’assentiment de leurs concitoyens. C’est pour cette raison que l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021 par des hordes de Vikings a été perçue comme un outrage par la quasi-totalité de la population américaine. Donald Trump n’a probablement pas fini de payer la note pour avoir attisé les braises ce jour-là. Par contraste, dans les constitutions françaises, y compris l’actuelle, il est habituellement écrit : « La souveraineté nationale appartient au peuple »… mais qui est le peuple ? L’exclusion des nuisibles est envisageable.

Mélenchon sait qu’il n’accédera jamais au pouvoir en respectant les règles du jeu politique. Alors, il attend secrètement un alignement improbable des planètes. En 2017, son camp avait un temps hésité avant de finalement reconnaître sa défaite à la présidentielle. Que ses bataillons d’insoumis prennent d’assaut le Parlement, et il n’y verra nul sacrilège mais, au contraire, une réappropriation du pouvoir par le bon peuple. De ce point de vue, chaque protestation sociale est perçue comme une opportunité. L’essentiel est d’être dans la rue. Vive les « gilets jaunes » et les anti passe sanitaires – dommage que l’on ait trouvé chez ces derniers Nicolas Dupont-Aignan et Florian Philippot en tête de cortège. Dans le même ordre d’idée, presque tous les élus sont insultés, vilipendés, traînés dans la boue. La justification est simple : malgré leur élection, ils manquent de respect au peuple. Idem pour la police et les institutions. Comme en Afrique du Sud, le racisme est d’Etat assurément. Pour ces révolutionnaires d’opérette, il n’est d’autre choix que de mettre à genoux les (déjà) soumis dont la posture ne mérite pas qu’on les traite en égaux. Il faut leur imposer cette vérité qu’ils refusent de voir. Contrôle de la violence, contrôle de l’information et charisme individuel : il est dans les starting-blocks, Jean-Luc. Dans une France ingouvernable, il pourrait bien fixer rendez-vous à son peuple dans la rue.

La maxime (Sacha Guitry) :

Les révolutions sont toujours faites au nom de principes admirables, formulés par deux ou trois

grands hommes mécontents de leur sort et qu’on n’a pas couverts d’honneurs comme ils le méritaient

LE BALLON DE FOOTBALL EST-IL ROND OU BIEN PLAT ?

Quel machiavélisme, ce Vladimir Poutine ! Par un jeu de billards à plusieurs bandes dont il a le secret, il a réussi à déstabiliser la France. Pas de fake news, de pirates informatiques ou de câbles coupés cette fois. En envahissant l’Ukraine, il savait que l’UEFA délocaliserait la finale de la Champions League qui devait se disputer en Russie. Paris n’a pas résisté et s’est proposée. Patatras…  

Les incidents qui se sont produits autour de cette rencontre sportive ont déclenché un scandale international. Il s’agit de football européen tout de même ! Depuis, la population a été sidérée d’apprendre que le contenu des caméras de surveillance disposées autour du Stade de France avait été effacé. Petite pause devinette à propos de la probabilité la plus élevée de deux événements – A : que cet épisode embarrassant ait pu survenir et B : qu’il soit survenu et que la disparition de toutes ces données visuelles ait été intentionnelle, c’est-à-dire organisée par les autorités françaises. La réponse donnée sera souvent B. Or, c’est logiquement impossible. La solution est nécessairement A. Chez les spécialistes des sciences cognitives, l’erreur d’appréciation porte le doux nom de « biais de représentativité ». L’explication est simple. Disons que la probabilité de A, l’effacement des informations, soit de 10 %. La probabilité de B est nécessairement inférieure ou égale à 10 %. Dans l’ensemble constitué par les occurrences de A, il y a plusieurs explications possibles : la conduite délibérée (B), aussi vraisemblable soit-elle n’est que l’une d’entre elles. Ainsi, l’incompétence totale n’est pas à exclure entièrement.

La gestion de cette finale a été tellement calamiteuse que toutes les interprétations sont plausibles. A tout seigneur, tout honneur : l’absence d’Emmanuel Macron dans les tribunes a été d’autant plus remarquée que, outre les huiles du monde du football, le roi d’Espagne et l’émir du Qatar avaient fait le déplacement. Quand on se présente comme le big boss de la start-up nation, l’argument du besoin d’un petit break n’est guère recevable. On l’imagine aisément faire la leçon à des salariés pressés de partir en week-end : « quand on veut s’acheter des costards, on bosse sans rechigner mon ami ». Cette atmosphère un peu pastorale de vacances s’est retrouvée au niveau de l’organisation du match. Certes la grève du RER B n’a rien arrangé – pourquoi y a-t-il tant de « fainéants » en France au fait ? Cependant, c’est une sorte d’amateurisme général qui a semblé émaner tout au long de la soirée. Après tout, qu’est-ce qu’un match de football quand on possède un incomparable savoir-faire dans le maintien de l’ordre ? Qui plus est, dans ce genre de contexte, quand un malencontreux dérapage est constaté, il n’y a rien de plus facile que désigner un bouc-émissaire à la vindicte populaire.

Lorsque le ministre de l’Intérieur, Gerard Darmanin, et le préfet de Paris, Didier Lallement, ont été invités à rendre des comptes, ils ont accusé les supporters de Liverpool : 40 000 d’entre eux se seraient déplacés à Paris sans billets valables. L’amalgame entre les familles de supporters et les hordes de hooligans, originaires de Liverpool et à l’origine du drame du Heysel en 1985, était tentant.  Et puis ce sont des Britanniques, lesquels ont rarement bonne presse chez leurs anciens partenaires européens depuis le Brexit.  L’air martial avec lequel ces chiffres ont été avancés ne les a pas rendus exacts comme par enchantement. C’est pourquoi les autorités procédèrent rapidement à une correction. Seuls 2 000 détenteurs de faux billets avaient été recensés. Le contraste avec Corneille qui avait assuré : « Nous partîmes 500 ; mais par un prompt renfort / Nous nous vîmes 3 000 en arrivant au port » était flagrant. Pour espérer se payer la tête des médias et du Sénat dans ces circonstances, il fallait une dose exceptionnelle d’aplomb ou d’inconscience.

Les témoignages des supporters anglais et des journalistes sur place racontent en effet une tout autre histoire : de pacifiques familles aspergées de gaz par des policiers, des stadiers débordés, des infiltrations de locaux sans billets à l’intérieur du stade, des Anglais victimes d’agression de la part de bandes de voyous extrêmement bien organisées… Croire que l’effacement de certaines images, celles autour du stade comme celles de la RATP, masquerait la réalité et entretiendrait un doute raisonnable sur les raisons de la pagaille était d’une candeur infinie. Dès le début du maelstrom, des films des spectateurs circulaient sur les réseaux sociaux. Sans oublier que, même s’ils ont accédé au stade par une autre voie, les Espagnols ont également formulé des griefs sur la manière dont ils avaient été traités. Il est vrai qu’en France la fête du village se prépare un peu partout avec un an d’avance. Dans le cas présent, les organisateurs n’avaient que trois mois pour se retourner. Et puis les parties prenantes étaient si nombreuses : la préfecture de police, l’UEFA, le stade, la RATP, la marine suisse… Rappelons que l’intelligence collective se mesure parfois par le QI le plus bas divisé par le nombre de participants.

Indépendamment des lois de Darmanin, la justification de l’effacement des images vaut également son pesant de cacahuètes. Les décideurs auraient ignoré qu’elles révélaient toute cette violence. Mais les ont-ils regardées au moins ? Si oui, alors pourquoi ne pas les avoir conservées comme pièce à conviction dans leurs investigations ? Et sinon, c’est-à-dire s’ils n’ont pas eu la présence d’esprit de jeter un œil sur le contenu des caméras, quelle est l’utilité de ces outils de surveillance in fine ? Si Big Brother sert uniquement à mater des supporters qui fraternisent en s’enfilant des saucisses avec des frites, leur installation n’est peut-être pas indispensable. L’idée est-elle d’identifier d’éventuels fauteurs de troubles ou de donner le sentiment à la population qu’elle est surveillée en permanence ? Quand on se refuse à verser dans les théories du flicage systématique, il n’y a qu’une explication possible : il fallait dissimuler des éléments  dérangeants. En enfouissant les faits plutôt qu’en y faisant face courageusement, on se promet des lendemains réjouissants : vivement les Jeux Olympiques de 2024 !    

La maxime (Georges Clemenceau) :

Les fonctionnaires sont un peu comme les livres d’une bibliothèque :

ce sont les plus hauts placés qui servent le moins…