COMME JAMAIS

Depuis que Bruno Le Maire a menacé de mettre à genoux l’économie russe, Vladimir Poutine tremble. Il ne sort plus du Kremlin et il y a gros à parier que, sans l’intervention du courageux ministre de l’Economie, des Finances, de la Souveraineté industrielle et numérique – ouf !, la soldatesque russe serait déjà aux portes de Paris.

Quand Le Maire met la main à la pâte, il faut reconnaître qu’il y met toute sa force de conviction. De son ton empreint de solennité, d’une gravité inégalable, sourd une détermination impressionnante, à déboucher les tympans d’un malentendant. Lorsqu’il assène avec son aplomb légendaire qu’il ignore ce que sont les surprofits, avant d’éclater de rire, il convient d’abord d’essayer de lui prêter l’oreille. Il établit en fait une correspondance implicite entre les grands groupes français, leur richesse, la puissance industrielle de la France et la conquête nationale des marchés mondiaux. Toutefois, en se réclamant de ce gaullisme économique, il a été amené à franchir la ligne jaune à plusieurs reprises. Le  ministre a par exemple passé sous silence un rapport de l’inspection des finances qui se plaignait justement des surprofits des concessions d’autoroute : « Je vous dis que cela n’existe pas ».  La situation est pourtant limpide. La guerre en Ukraine a permis à des secteurs de l’économie comme l’énergie de réaliser des bénéfices records. De nombreux autres secteurs ont prétexté la hausse de leurs coûts pour augmenter leurs propres prix afin d’effectuer, eux aussi, des profits extraordinaires. Comme jamais. 

Le ministre n’est pas uniquement prisonnier de ses oeillères politiques. Sa formation en économie est assez rudimentaire. Il ne maîtrise pas les concepts de base et, comme il ne s’y entend guère sur les profits simples, il est logique qu’il ne soit pas à la page non plus sur les surprofits. Il sait seulement que les bourses doivent monter vigoureusement et que les surprofits sont utiles à cet effet. Alors, s’il est auditionné un jour sur l’augmentation des prix qui enflent telle une folle turgescence, ce qu’on appelle l’« inflammation des prix », tandis que le prix des matières premières plonge, il risque d’être confronté à une panne intellectuelle : « Vous comprenez, assènera-t-il, les biens vendus aujourd’hui ont été fabriqués avec des matières premières achetées à un prix plus élevé.

– Très bien… mais pourquoi ce mécanisme ne marche-t-il que dans un sens ? Pourquoi quand les prix des matières premières augmentera à nouveau, cette hausse sera-t-elle répercutée immédiatement sans  attendre ?  

– Euh… » 

Voilà, Bruno Lemaire est un littéraire. Il a pondu les discours de Dominique de Villepin qui goûtait sa plume. Comme jamais.

Les courbes du PIB ne sont pas réellement affriolantes. Dans son bureau de Bercy, le ministre devait s’ennuyer sec. C’est probablement là que l’idée de commettre son dernier ouvrage lui est venue. Aujourd’hui, les conseillers en communication recommandent aux politiciens d’atteindre les électeurs par d’autres canaux. Dans un champ déserté  par les citoyens, et où règne la langue de bois, ajouter une corde à son arc pour le bander au moment voulu est de bonne politique. Cette volonté d’attirer l’attention par des chemins de traverse n’est pas nouvelle. Ecrits ou pas par ceux qui les signaient, des livres ont souvent été consacrés par le personnel politique à des figures historiques locales : Jean-Pierre Soisson a publié sur Charles le Téméraire, André Rossinot sur Stanislas. A l’instar de Dominique de Villepin, qui se piquait de poésie et se fantasmait en beau de l’air éthéré, certains n’ont pas hésité à s’aventurer sur des terrains plus inattendus. Plus globalement, l’essor de l’infotainment, mélange d’information et de divertissement, a constitué une étape supplémentaire dans le processus. Le sens du message diffusé a fini par brouiller l’écoute. Passer chez Cyril Hanouna est devenu une option. Comme jamais.

C’est dans ce contexte que Bruno Le Maire s’est livré à une « Fugue américaine », une escapade vers les terres du célèbre pianiste Vladimir Horowitz. Cette pièce de littérature appartient au genre roman. De cette façon, le lecteur est invité à découvrir ce que l’imagination du ministre cache.  Selon le résumé, il est beaucoup question de musique, de médecine et de psychiatrie. Bruno Le Maire ne se commettrait pas à raconter l’épopée de deux frérots qui écument une fête de la bière avant de participer à une bagarre entre supporters de l’OM et du PSG. L’auteur témoigne ainsi d’une forme d’élévation culturelle. L’exercice n’aurait été propre qu’à satisfaire son narcissisme, sans toucher un public populaire, ce qui était l’objectif initial, s’il n’avait introduit avec hardiesse quelques passages croustillants, susceptibles de faire dresser les oreilles de la nation entière. En jouant au coquin, Le Maire s’affiche comme les gens normaux. Après tout, le sexe fait partie de la vie. La description des activités spécifiques au paddock est simplement esthétisée à sa sauce : « Elle me tournait le dos ; elle se jetait sur le lit ; elle me montrait le renflement brun de son anus : tu viens ? Je suis dilatée comme jamais ».

Ces pensées au fondement de sa stratégie ont assurément le mérite d’être plus excitantes que le déficit commercial. Œuvre séminale ? Puisque les voies de l’académie française sont impénétrables, nous ne préjugerons pas des chances du gentil Bruno d’en devenir membre. En revanche, le livre fait surgir des interrogations. Dans ces milieux, les romans sont habituellement à clés, et pas des clés de sol malgré la thématique. Dans le sien, le président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré avait nommé un de ses personnages Josiane Baladur, avec un seul l. Il s’agissait d’une prostituée. Ce qui avait bien énervé Edouard du même nom, avec deux l. Si l’on revient à notre « anus horribilis », on se demande à qui Bruno Le Maire songeait parmi ses collègues. Notre homme a procédé avec plus de subtilité que Debré. Il a le dard malin… et attention aux fausses pistes. Le texte a été rédigé avant que la playmate du gouvernement ne se révèle. Comment décoder ? Par le prénom, l’âge, le parcours de l’héroïne du roman ?

Moi je sais de qui il s’agit mais je ne vendrai pas la mèche. C’est secondaire. Ce qui compte, comme on dit à Bercy, est que chaque fois désormais que mesdames Borne, Hidalgo, Parly, etc… croiseront le regard gourmand de l’auteur, elles ressentiront un léger malaise, évitant de lui tourner le dos, comme toujours.     

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A POÊLE, A POÊLE

L’anthropologue Claude Lévi-Strauss et l’humoriste Pierre Dac étaient arrivés à une conclusion identique : lorsque l’on n’est pas cru, on est cuit. La transition du premier état au second est permise  par des procédés qui nous plongent dans l’actualité et plus exactement au cœur de la réforme des retraites.

Le recours à la cuisson des aliments remonte aux temps préhistoriques. Les humains ont commencé par faire rôtir la viande de mammouth sur des broches au-dessus d’un feu de bois. Puis ils ont inventé des ustensiles de plus en plus sophistiqués lorsqu’ils ont entrepris de faire varier leur menu, que ce soit par lassitude ou extinction de l’espèce des mammouths. La consommation des petits pois notamment était trop inconfortable avec les techniques d’origine. Pour accommoder les mets autant que pour chauffer les liquides, à feu vif ou bien doux, les cuisiniers disposent désormais d’une panoplie d’outils – d’un côté, casseroles, marmites et poêles ; de l’autre, plaques à induction, fours… –  qui transforment la cuisine en activité de haute précision qui n’a rien à envier à la propulsion de fusées dans l’espace. Les recettes de grand-mère ont pris de la sorte un coup de jeune mais la révolution des pratiques dépasse le cadre de « Mémé à la NASA ». D’aucuns mettent un point d’honneur à dissocier le besoin de s’alimenter des arts culinaires, Nous sommes entrés dans une nouvelle ère. L’eusses-tu cru ?

Le langage  populaire a conservé la mémoire des temps anciens. L’expression « passer à la casserole » l’illustre parfaitement. Dès lors que le cannibalisme a été proscrit,  il s’est agi de rendre compte de la condition de femmes forcées de subir les derniers outrages de la part d’un mâle dominant. Par extension, cela a recouvert tous types de situations désagréables. Dans un autre style, « traîner des casseroles » renvoie au vacarme produit par ces ustensiles de cuisine. Cela signifie qu’un individu est stigmatisé par la société en raison de comportements douteux. Ces formulations assez primitives trouvent un relais intéressant dans le champ politique en particulier en Amérique du Sud. Les Argentins sont ainsi des spécialistes des « cacerolazos », ces concerts de casseroles qui visent à exprimer bruyamment le mécontentement des citoyens face à la politique gouvernementale. Leurs aspirations ne sont pas satisfaites et, par ce biais, les dirigeants politiques sont invités à en prendre conscience ou à dégager.

Les concerts de casseroles ne font pas partie des us et coutumes français. Comme en finale de la Coupe du monde, la France a donc mal débuté la partie face à l’Argentine mais, dans le cas présent, elle possède avec Emmanuel Macron un atout exceptionnel, un joker ultime, susceptible de lui offrir cette fois la victoire. Face à la surdité, on n’ose dire l’autisme du président de la République, les Français ont décidé de lui indiquer « en même temps » qu’il ne les entendait pas et que eux ne voulaient plus l’entendre. Par sa réaction, le président leur a prouvé que leur diagnostic était tout-à-fait juste. Plutôt que de « désensabler ses portugaises », il a préféré se lancer dans  des saillies à vocation humoristique sur les possibles bienfaits de la multiplication de ces concerts pour l’industrie des casseroles. Jusque-là, nous demeurons dans la configuration classique de la présidence macronienne, celle d’un fossé entre un Jupiter qui sait tout et une population qui se sent méprisée.

C’est dans ce contexte que la visite du chef de l’Etat en Hérault jeudi 20 avril s’est traduite par un franchissement de seuil dans les dysfonctionnements de la démocratie française. Afin que l’ouïe du président ne soit pas affectée par les « casserolades » comme elle l’avait été la veille en Alsace, la préfecture de l’Hérault a tout bonnement pris les devants en les interdisant. Il n’est pas question de faire le procès de la préfectorale d’autant que ses membres sont, par les temps qui courent, en proie à d’intenses pressions. La préfète d’Indre-et-Loire, Marie Lajus, n’a-t-elle pas été récemment démise de ses fonctions ? Les coups de dard malins du ministre de l’Intérieur ne tromperont personne : c’est son désir de faire strictement respecter la loi, qui gênait les petits arrangements de notables du cru, qui a valu à madame Lajus de se retrouver elle-même dans une casserole. Autrement dit, qu’il s’agisse d’une directive venue d’en haut ou d’un excès de zèle d’un fonctionnaire ayant pris l’initiative de réduire au silence les hérauts de la colère contre le héros jupitérien, le fond a été atteint  ici… et ce n’est pas celui de la casserole.

Sur le principe, il y a largement matière à se mettre la rate au court-bouillon. En effet, quand le président se déplace en province, est-ce pour prendre la température du pays ou pour passer un moment sympathique ? Doit-on lui construire une France en carton-pâte à la manière des villages Potemkine ? Ne s’agit-il pas d’une privation criante de libertés publiques ? Sur la forme, c’est encore pire. Que penser de mesures qui sont pour l’essentiel inapplicables  dans les faits ? Les autorités peuvent s’amuser à confisquer les casseroles, ce qui est déjà en soi ridicule, mais que se passera-t-il si les manifestants enregistrent leurs sons sur des téléphones ? Les policiers vont-ils procéder à des fouilles aux corps pour saisir aussi ces objets ? Pour éviter les dissimulations, n’est-il pas souhaitable de mettre les manifestants carrément à poil ?

C’est la limite. Suivis par Elisabeth Borne, les syndicats demandaient un « délai de décence » après la réforme des retraites. Toujours en opposition, le président l’a refusé, se croyant habile avec sa formule pourtant boiteuse des « Cent-Jours ». Vous voulez freiner, j’accélère, nananère ! Laurent Berger a annoncé qu’il quittait la tête de la CFDT en juin. Le gouvernement est finalement coincé. Avec qui va-t-il négocier ? Pareillement, monsieur Macron a le droit de détester que le mot pénibilité soit associé au travail. Le « compte personnel de prévention de la pénibilité » (C3P) a été rebaptisé « compte personnel de prévention » (C2P). Hourrah ! Mais rien, ni personne, ne peut empêcher la majorité des Français de penser que, souvent, le travail est pénible. Rien. Les dieux du panthéon gréco-romain savaient que leur puissance avait des bornes.

DE L’IMPORTANCE DE BIEN FAIRE SES DEVOIRS A L’ECOLE

Cassandre avait reçu un don, celui de prédire l’avenir. Sa malédiction fut qu’elle ne serait jamais crue. La similitude avec Emmanuel Macron est frappante. La fée qui s’est penchée sur son berceau lui a offert la réussite dans ses entreprises les plus folles. Ainsi, la première fois qu’il s’est  présenté à une élection, il est devenu président de la République. Mais, en même temps, la créature magique a pris soin qu’il n’en tire pas de profit : lui le sensible serait honni de ses concitoyens jusqu’à la fin des temps.    

Il y a effectivement quelque chose de pathétique dans le destin de cet homme. Dès qu’il ouvre la bouche, il ne peut s’empêcher de gratifier son auditoire d’une formule dont il a le secret, grinçante, voire cassante, qui traduit un incommensurable mépris d’autrui. C’est plus fort que lui comme le scorpion piquant la grenouille qui lui faisait pourtant traverser la rivière – les deux animaux périront. Bref, ce peut être au début ou à la fin du discours, improvisé ou entièrement planifié, dans un format d’expression court ou long. Il faut que ça sorte. Sa suffisance dans son discours post 49.3 sur la réforme des retraites s’inscrit dans la lignée de ses productions orales antérieures. En substance, puisque j’ai raison et que le peuple a tort, et puisque je suis en position de décider, il est normal que je prenne mes responsabilités. D’ailleurs, cette mesure était dans mon programme. Peut-être un jour, si vous parvenez à prendre de la hauteur, me remercierez-vous. Résultat : des kilos de manifestants. Tais-toi, Manu, les opposants finiront par se lasser. Ne remets pas une pièce dans le juke-box !   

Rappelons les termes du débat. Il n’est pas inutile de préciser que, si Macron est sans borne, il n’est pas le seul à défendre sa position. Une réforme est-elle urgente ? L’interprétation des projections démographiques comme la signification du mot « urgent » est l’objet de divergences. Une fois que l’on s’accorde sur l’idée d’une réforme, il existe là aussi une multiplicité des points de vue : sur la répartition de la charge entre les salariés et les entreprises, sur le caractère impératif ou pas d’une mesure d’âge, sur la question de la justice sociale avec les carrières longues et la situation des femmes. Etc. Dans cette discussion sur des principes, certaines contraintes en ont été oubliées. Nous vivons dans une société où les entreprises se délestent sans vergogne de leurs seniors, coûteux et peu flexibles, leur préférant une chair fraîche, taillable et corvéable à merci sur un marché du travail ubérisé. Bref, si environ 40 % des seniors se retrouvent sans emploi, quid de l’efficacité de la réforme ?  Ces gens-là ne vont ni travailler, ni cotiser. Tout au plus formeront-ils une nouvelle classe de précaires.

D’ailleurs, dans une superbe envolée lyrique, Macron avait lui-même admis en 2019 qu’il était inepte de repousser l’âge de la retraite pour cette raison. Il faudrait que les seniors soient en emploi, c’est-à-dire convaincre les entreprises de ne pas les jeter. Laissons tomber. Par quel mystère, cette mesure s’est-elle finalement retrouvée dans son programme électoral l’an passé ? On se perd en conjectures. Et puis les passionnés de mythologie grecque n’ignorent pas que Jupiter se trompait parfois, opérant à l’occasion de spectaculaires revirements. Donc, le scandale n’est pas là. Alors où se niche-t-il ? Il n’est pas vraiment caché en vérité. Il suffit de réécouter son discours de victoire lors de la dernière élection. Ses propos sont clairs. On sent le bon gars qui peine à se remettre de sa bonne fortune, deux élections et deux victoires. Il est étreint par l’émotion et, dans un effort herculéen, il bride sa nature profonde. En surjouant l’humilité, il est paradoxalement saisi d’un accès de lucidité. Il explique qu’il est conscient que beaucoup ont voté pour lui uniquement pour faire barrage à l’extrême-droite. Il est l’obligé de ces électeurs…

https://www.youtube.com/watch?v=emEDBMwHQNY

(Inutile de tout écouter, c’est à partir de 3’10’’)

Etre l’obligé de quelqu’un. Tout ceci évoque la théorie du don de Marcel Mauss. Un don, explique l’anthropologue français, se décompose en trois séquences. Il doit être accepté puis donner lieu à des remerciements et enfin se conclure par un contre-don. On rend quelque chose au donneur initial. Dans le cas macronien, les deux premières phases sont parfaitement limpides. Un. Macron a reçu les voix de citoyens qui n’adhéraient pas à son programme. Il l’a su et, non seulement il n’a pas rejeté leurs suffrages mais, au contraire, il a tenté de les attirer durant l’entre-deux tours. Cela s’est traduit par des remerciements, une reconnaissance de dette envers ses bienfaiteurs. Deux. C’est au niveau de la troisième séquence que s’est déroulé le cafouillage. Une calamiteuse erreur de français. De la sixième à la première, aucune prof de français ne m’a invité à partager sa couche. Aucune et pas même une fois. Mais toutes ont au moins pris soin  que je ne m’emmêle pas les pinceaux entre les auxiliaires « être » et « avoir ». Etre obligé est complètement différent d’avoir obligé. Macron aurait dû être l’obligé par ses soutiens. A la place, il les a obligés à bosser deux années de plus.

Maxime  (François Mauriac) :

Je veux bien mourir pour le peuple, mais je ne veux pas vivre avec

COW BOYS ET INDIENS

Sortie le 9 mai 1968, la chanson « La cavalerie » a été reliée aux « événements ». Julien Clerc y annonce : « j’abolirai l’ennui » – une réponse à un éditorial du journal « Le Monde » en mars : « La France s’ennuie ». La toile de fond est hélas passée sous silence. Elle est constituée de films américains avec des charges de cavalerie justement. D’un coup, nous voici dans un autre univers.

De manière quasi pavlovienne, le mot western évoque les films d’enfance, un majestueux John Wayne (prénommé Marion selon l’état civil), sabre au clair, fonçant à la tête de ses soldats délivrer des visages pâles qui étaient sur le point de se faire scalper par une bande de peaux-rouges guidés par un chef arborant une superbe coiffe en plumes d’aigles – le tout au son du clairon. En grandissant, il est naturel de prendre un peu de distance. Il est rare de trouver des inconditionnels de Bambi à l’âge adulte. Et puis les éventuelles dérives nostalgiques, les douces poussées régressives sont systématiquement contrariées par la police du bon goût. Ce cinéma est considéré de second rang, destiné aux ringards de chez ringards. On ne tourne plus énormément de westerns. Bien que les atypiques « Frères Sister » de Jacques Audiard et « La ballade de Buster Scruggs » des frères Coen aient connu un succès d’estime ces dernières années, le jugement ne varie pas : un bon western est un western mort. Et le soutien du grand Bertrand Tavernier, qui en est fan, n’y pourra rien changer.

Le western est associé à la fois à l’apparition du cinéma et à l’histoire, une certaine histoire, des Etats-Unis. Le genre est en principe caractérisé par une unité de lieu, une unité de temps et une unité d’action. Le lieu est ordinairement le territoire des Etats-Unis même si la cavalerie n’hésite pas à pourchasser les Indiens au-delà du Rio Grande, au Mexique et si le Canada sert occasionnellement de théâtre aux multiples parties de cache-cache qui jalonnent les scénarios. L’époque est habituellement le dix-neuvième siècle. Quelques-uns proposent des incursions au dix-huitième mais la rivalité entre puissances coloniales européennes ne suscite guère l’enthousiasme des studios hollywoodiens, malgré une étonnante obsession pour « Le dernier des Mohicans » puisque six versions du roman de James Fenimore Cooper ont été tournées. Inutile d’ajouter trop de complexité. L’opposition entre les blancs et les tribus natives est bien suffisante. L’action est censée relater la conquête de l’Ouest – d’où le mot « western »  –  mais les exceptions sont largement plus nombreuses à ce propos.

Conformément à la  théorie de l’historien Frederic Jackson Turner qui souligne comment les Etatsuniens ont repoussé la frontière de leur pays vers l’Ouest, en quête de nouveaux espaces, le modèle du western dépeint un immigrant qui, depuis le bateau l’ayant transporté d’Europe, saute sur un trampoline qui le propulse sur un chariot prêt au départ. Quand un chapeau de cow boy tombe du ciel sur sa tête, il crie « ya ! » et donne un coup de fouet sur les chevaux. Pourtant, le western englobe nombre de situations qui sortent de ce cadre : la Guerre de Sécession, la ruée vers l’or, etc… Une partie non négligeable de la production serait aisément classable dans d’autres genres – film noir, thriller, drame psychologique… – si l’action avait lieu au vingtième siècle. Dans « La chevauchée des bannis », qui décrit la prise en otage de la population d’un village montagneux par sept bandits, les deux moments d’anthologie du film sont une étourdissante scène de danse et surtout la fuite fatale dans la neige où le froid empêche des méchants d’attraper leurs armes. 

Alors pourquoi tant de haine ? On ne peut exclure l’antipathie que les Etats-Unis inspirent par le fait qu’ils représentent la première puissance économique mondiale et le bastion idéologique du l’hyper capitalisme. Le western a contribué à forger les mythes fondateurs du pays et, à ce titre, il doit être honni. Un parallèle est établi entre les dingues de la gâchette à chapeau sur écran géant, les détenteurs d’armes aujourd’hui et pourquoi pas l’impérialisme des Etats-Unis. Plus fondamentalement, il est reproché au western de ne refléter que le point de vue des hommes blancs. Il est vrai que la perspective amérindienne est rarement mise en avant. Loin de tout angélisme, Pekka Hämäilänen a fait le récit de l’histoire de l’empire comanche qui a survécu plusieurs siècles. Profitant de la fragilité des puissances coloniales qui n’avaient pas les moyens de le soumettre, il a réussi à développer des activités aussi diverses que la chasse aux bisons, l’élevage de chevaux, le commerce mais aussi l’esclavage et le pillage avant de s’effondrer vaincu par les armes et les microbes. Le propriétaire de ranch ignore tout cela.

En dépit de cette identification avec les blancs, le western américain est beaucoup moins caricatural qu’on ne pourrait le croire. Abstraction faite des quelques œuvres pro-indiennes, même dans les films où les héros font un sort aux sauvages, le conflit est souvent provoqué par une rupture des traités par les blancs. Trahis ou affamés, les indiens se révoltent et il faut bien les mettre au pas mais, le plus fréquemment, ce sont eux les gentils… si on y en pense. Il n’y a d’ailleurs pas que les « quatre borgnes » (John Ford, André de Toth, Fritz Lang, Raoul Walsh) à s’être lancés aussi dans le western. On compte aussi dans ce club  Henry Hathaway, Howard Hawks, Otto Preminger… Bref, tous ces grands réalisateurs ont trouvé dans le genre une liberté exceptionnelle à travers la matière – une société non formatée, parfois anarchique – à travers l’innovation – entre le Cinémascope et l’écran panoramique – ou à travers la désertion du western par les idéologues. John Ford racontait d’ailleurs qu’il avait investi le domaine parce que, là, on lui fichait la paix. Enfin, le western est démocratique. Malgré l’existence de plusieurs niveaux d’interprétation, ses codes clairs le rendent accessible à tous. Un défaut de plus pour les pédants ?

LE SOUHAIT :

BONNES ET TRES LONGUES VACANCES !!!!!

METTRE LES FORMES

Georges Clemenceau avait asséné : « Les fonctionnaires sont les meilleurs maris ; quand ils rentrent le soir à la maison, ils ne sont pas fatigués et ont déjà lu le journal ». Cette petite blague est datée. On ne lit plus le journal. Elle permet d’introduire toutefois un article sur les arcanes de la bureaucratie. Saga gratte-papier, attention les secousses !

D’après le sociologue Max Weber, le pouvoir est susceptible de reposer sur trois types de ressorts : le charisme d’un meneur, la tradition ou la logique légale rationnelle. La domination charismatique s’appuie sur les qualités personnelles du leader. Elle a tendance à s’étioler au fil du temps. La domination traditionnelle décrit une société qui fonctionne d’après des coutumes ancestrales dont l’origine est incertaine, dont l’existence n’est pas forcément nécessaire mais que personne ne s’aventurerait à remettre en cause : elles cimentent le corps social. La domination légale rationnelle est caractérisée par la présence de règles impersonnelles dont la vocation est de permettre à la collectivité d’afficher un haut niveau d’efficacité. C’est pourquoi elles sont destinées à évoluer au gré des changements qui se produisent dans l’environnement. La « supériorité » de l’Occident résiderait dans le fait qu’il s’est engagé dans la voie légale rationnelle. Le progrès scientifique accompagne la démarche tandis que la « bureaucratie » est décrite comme l’incarnation de ce tournant historique.

Face à une administration imbécile, il n’est d’autre recours que de fournir les pièces justificatives demandées et de se soumettre docilement aux exigences les plus ridicules. Le citoyen pourra toujours prier pour que des oreilles d’âne poussent au fonctionnaire borné, qu’un troisième œil lui apparaisse au milieu du visage et que des vers de terre lui sortent du nez mais cette attitude est considérée comme anachronique de nos jours. Les malédictions et le pouvoir des sorciers ne sont pas la solution adéquate dans ces circonstances. A cet égard, Weber parle de « désenchantement du monde ». La magie, la poésie et l’imagination sont désormais réduites à des champs très restreints. Elles ne doivent pas polluer notre vie quotidienne. En ce sens, la modernité occidentale n’a pas trop de quoi se vanter. La seule manière de contrer une directive de l’administration est de lui opposer un article d’un autre règlement. Le juge a omis de signer un formulaire. Si l’avocat du violeur a bien fait son travail, son client sera bientôt remis en liberté et pourra à nouveau exercer ses talents. C’est ce qui rend notre société si glorieuse et ceux qui ne le comprennent pas ne voient pas que, sans cela, nous serions encore au Moyen Age.

Ceux qui pensent de la sorte ont raison et tort à la fois. En étant axé sur des règles fixées à l’avance, le monde moderne a indiscutablement effectué un grand bond en avant. Il a offert à ses habitants une véritable visibilité, une capacité à se projeter, tout en réduisant le niveau de violence générale. Pourtant, il n’y aurait rien de plus idiot que de diviniser ou idolâtrer ces règles. Tout d’abord, elles ne sont pas neutres. Elles privilégient des groupes particuliers au détriment d’autres. Et puis, indépendamment de cette dimension politique, leur mise en application est extrêmement pernicieuse. Le formalisme bureaucratique s’apparente à une troupe de coq sans tête qui court dans tous les sens et, telles des métastases, croît tous les jours – d’où ses incohérences. En outre, cette organisation de la société déresponsabilise les maillons de la chaîne administrative. La défense des participants à la Shoah, d’Eichmann au soldat sur le terrain explosant la cervelle d’un enfant, n’a jamais varié : «  Nous obéissions à des ordres », comme s’il fallait différencier Hitler, le seul responsable, et le reste de la population allemande. Les historiens ont montré que cette perspective était entièrement biaisée.  

Evidemment, il n’est pas question de prétendre que tous les employés – on n’ose écrire collaborateurs – des organisations bureaucratiques sont des nazis. On pourrait d’ailleurs dire de même pour la population allemande qui a tout de même comptabilisé quelques résistants pendant la guerre. Il n’est pas rare que des bureaucrates utilisent les informations dont ils disposent au service du Bien : « Je ne vais pas vous faire revenir pour si peu. Je devrais pouvoir régler le problème autrement ». Il arrive également que d’autres éprouvent un malaise face à leur mission. Voici un échange tiré d’une expérience personnelle :

– « C’est à propos de la cessation de vos droits d’auteur à notre revue.

– Je vous ai pourtant renvoyé le formulaire.

– Pourriez-vous le remplir à nouveau SVP ? La dernière lettre du titre est hors du cadre dédié.

– Vous ne voyez pas qu’il s’agit d’un N ?

– Si mais ce n’est pas dans le cadre. Je suis confus mais je dois insister. Sinon, vous ne serez pas publié.

– OK, je recommence.

– Merci, merci et désolé vraiment ».

Cependant, les postes administratifs ne sont pas occupés que par des gens serviables ou gênés par leur tâche. Y sévissent aussi des orthodoxes intransigeants qui traquent les suppôts du zigzag. Sur le plan humain, ce sont le plus souvent des pervers narcissiques, des frustrés de la vie, des rats dégoûtants. Michel Crozier et Eberhard Friedberg ont mis au jour leur action. En avance sur leur temps, les deux chercheurs sont partis du postulat que la compréhension des mécanismes organisationnels ne doit pas se focaliser sur les propos des dirigeants. Chaque membre de la structure dispose de marges de manœuvre. Ce minimum de pouvoir qu’a tout individu se mesure par sa capacité de nuisance. Au bout du compte, c’est dans les échelons intermédiaires que l’on trouve les haineux, les vindicatifs. En haut de la hiérarchie, les chefs trustent les avantages, accumulant distinctions et récompenses. Ils n’ont aucune raison d’être haineux. En bas, les opérateurs ont l’habitude de ne compter pour rien. Ecrasés économiquement, leur préoccupation est juste de surnager. En revanche, au milieu, la concentration de ressentiment est immense. Les subalternes non promus estiment le mériter et n’ont pas de souci de revenu. Donnez-leur un pouvoir de pourrir la vie d’autrui disproportionné au regard de leur statut, comme dans le consulat d’un pays développé, et vous observez alors ce que l’humanité a de pire.    

Devinette :    

Quelle est la différence entre un testeur de thermomètre chez Johnson et Johnson et un employé de consulat ? Dans un cas, l’individu reçoit la carotte et, dans l’autre, il la met.