ORGUEIL ET PREJUGES

Tandis que la planète entière se souvient que la Révolution russe s’est déroulée il y a un siècle, seuls quelques admirateurs rendent hommage au bicentenaire de la mort de Jane Austen. Loin de l’utopie communiste, la romancière anglaise s’était appliquée à dépeindre avec réalisme les mécanismes psychologiques qui opèrent à l’intérieur du cerveau humain. Il est possible d’évaluer dans quelle mesure désormais.

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Le « jeu de l’ultimatum » est l’un des plus connus en économie expérimentale. La situation est assez simple. L’individu A propose à l’individu B un partage de dix dollars à sa convenance. Si l’individu B en accepte les termes, chacun percevra la somme correspondant à la répartition souhaitée par l’individu A. Dans le cas contraire, personne ne recevra le moindre dollar. Il n’y a pas de négociation. D’où l’appellation du jeu : c’est à prendre ou à laisser. Son principal objectif est de tester si l’être humain est un être égoïste, ultra calculateur, qui répond au doux nom d’homo œconomicus dans la théorie économique.

La vérification est triviale. Si l’individu B en est un, il acceptera tous les partages de l’individu A, même les plus inéquitables, étant entendu qu’une personne qui ne pense qu’à son propre intérêt, qui vit dans sa bulle, préférera toujours encaisser un dollar plutôt que zéro. Que l’individu A n’ait pas initialement fait preuve de générosité en gardant pour lui éventuellement neuf dollars ne justifie pas qu’il soit puni puisque l’individu B en se « vengeant » aurait à en subir des conséquences même minimes. C’est une question de rationalité en somme.

Le « jeu de l’ultimatum » a été testé un nombre incommensurable de fois, sous presque toutes les latitudes. Pratiquement toutes les expériences menées ont conduit au même résultat qui n’est d’ailleurs pas une surprise. Non, l’être humain n’est pas un homo oeconomicus. Il vit intensément son interaction avec ses semblables. Les notions de justice, de réciprocité lui sont chères. Il existe un seuil à partir duquel l’individu B refusera la division des dix dollars, estimant insupportable que l’individu A le traite avec ce qui s’apparente à une forme de mépris.

En dépit de la grande variabilité des réponses fournies, il est rare que le deuxième joueur réponde positivement à la proposition de partage de son vis-à-vis lorsqu’elle est inférieure à deux dollars. Le sentiment d’irrespect l’emporte sur le petit gain qu’il est possible de tirer de la répartition scandaleuse. En n’encaissant finalement pas le moindre dollar, le malotru qu’est l’individu A se trouve implacablement châtié. Le cave s’est rebiffé en quelque sorte. Une exception a malgré tout été observée, les enfants de moins de cinq ans. Quand un camarade leur donne un bonbon,  ils ont tendance à accepter même si la paquet en contient dix. Il n’est pas sûr que les concepteurs de l’homo oeconomicus aient eu ce cas de figure à l’esprit. Voilà pour la partie « orgueil ».

Pour ce qui est des « préjugés », la synthèse des multiples expériences proposée par Colin Camerer est éloquente. Le genre, l’âge, la couleur de peau, la religion, le niveau de formation et la culture ont été testés dans ce jeu mais pas seulement. La taille, le poids et la beauté l’ont été également. Ainsi, les hommes comme les femmes attendent plus d’une femme et offrent davantage à un homme. Les interprétations divergent – pour certains, la population intérioriserait dans le jeu le statut inférieur de la femme dans la société alors que, pour d’autres, les femmes seraient plus disposées à sacrifier leurs intérêts pour préserver l’harmonie sociale – mais la réalité d’un préjugé par rapport au genre est incontestable.

Dans le même ordre d’idée, les personnes noires de peau offrent plus à leur partenaire et rejettent moins souvent les offres qui leurs soumises. La domination sociale et les inégalités historiques sont les explications les plus vraisemblables. L’âge n’est pas neutre non plus. Pour illustration, entre cinq et sept ans, les enfants exigent cette fois une égalité absolue. Ces problèmes dépassent le « jeu de l’ultimatum ». Ils se retrouvent notamment sur le marché du travail. Le débat politique ne porte d’ailleurs pas sur la véracité de ces préjugés sur le genre, la couleur de peau ou l’âge mais sur la façon d’y mettre fin : lutte pour changer les mentalités, sanctions, discrimination positive, etc…

Ce que le « jeu de l’ultimatum » souligne de surcroît est que d’autres préjugés s’insinuent subrepticement dans le cerveau humain. La beauté en est un. D’aucuns affirmeront que la beauté est subjective ou que même l’être le plus laid est beau le jour de son mariage comme l’enseignent les sages. Pourtant, des dispositifs expérimentaux sont susceptibles d’être mis en place afin de savoir si, au moment où le jeu débute, l’individu B correspond ou non aux canons de la beauté de l’individu A. Il apparaît alors que les hommes n’offrent pas davantage aux femmes qu’ils jugent attractives. En revanche, les femmes sont influencées par l’aspect gracieux du garçon avec lequel elles interagissent. Elles lui offrent même en moyenne plus que cinq dollars ! C’est la seule configuration de ce type. La prime à la beauté n’est donc pas un leurre.

De façon similaire, les personnes petites, grosses ou bien chauves sont victimes de préjugés défavorables et celles qui sont en même temps petites, grosses et chauves encore plus… Pour l’essentiel, l’homme ne contrôle pas ses caractéristiques physiques et légiférer à ce propos serait impossible. Imposer des quotas d’obèses dans l’administration publique serait aussi lourd que grotesque. Toutefois, il faut se souvenir que certains de ces handicaps peuvent être évités. Une autre expérience permet de constater que les noms ne sont pas neutres lorsqu’il est question d’accorder sa confiance à autrui. On croira davantage un récit étonnant s’il est narré par un Alain que s’il sort de la bouche d’un Dagbjartur, prénom islandais. A tort ? Peu importe, quand les parents se disputent au sujet du prénom à accoler à leur progéniture en gestation, qu’ils ne l’oublient surtout pas.

Conseil de lecture :

Austen Jane, Orgueil et préjugés, Paris, Folio, 2077.
Camerer Colin, Behavioral Game Theory: Experiments in Strategic Interaction, Princeton, Princeton University Press, 2003.