LA CULTURE PHYSIQUE

L’économie est une discipline qui s’appuie aujourd’hui sur les mathématiques pour se donner des airs de scientificité. Cette manie de se parer d’atours propres à impressionner est assez ancienne. L’analyse d’Adam Smith, souvent considéré comme le premier économiste, reposait sur la physique de Newton. Celle de John M. Keynes était nourrie de conceptions hydrauliques avec des pompes à amorcer.

La théorie du ruissellement, très en vogue en macronie, s’inscrit dans cette logique. L’idée que quelques privilégiés s’enrichissent et finissent pas en faire profiter le reste de la population relève de la mécanique des fluides. L’affirmation qu’il existe des « retombées » positives montre le sens du mouvement, du haut vers le bas. Quand on fait couler du liquide, pièces ou billets, depuis une certaine hauteur, le bon Newton nous enseigne qu’il finit par toucher le sol. C’est ce qu’on appelle l’attraction terrestre. Cela suit parfois des chemins qui serpentent. Alors, beaucoup ne voient pas la provenance de leur subsistance et oublient de manifester leur gratitude. Cette perspective rappelle la Bible et la manne céleste qui nourrissait quotidiennement les Hébreux dans le désert. Les adversaires du ruissellement prétendent que le mouvement s’effectue en fait du bas vers le haut. Ils ne contestent pas l’attraction terrestre. Ils lui opposent juste un autre phénomène scientifique, l’évaporation. Dans des circonstances particulières, dans le désert par exemple, un liquide passe de l’état liquide à l’état gazeux. Il devient invisible. En économie, on parle plutôt d’évasion. Et là, personne n’est mouillé, sauf les nantis et leurs acolytes pour faire condensé.

Sans s’étendre sur le sujet, nous souhaiterions ici traiter de l’utilisation des sciences physiques dans un autre contexte, celui du travail. L’énergie musculaire (quand on active les zygomatiques après un discours du chef), l’énergie mécanique (quand on déplace la chaise à porteur du chef), voire l’énergie lumineuse (quand le chef fait étalage de son savoir) ou l’énergie chimique (quand nous nous entendons merveilleusement avec le chef) doivent être mentionnés à cet effet mais cela reste classique et pas forcément passionnant. En revanche, la loi de Parkinson mérite davantage d’attention. En énonçant qu’un individu tend à consommer tout le temps qui lui est accordé pour accomplir une tâche même s’il en a besoin de beaucoup moins, elle constitue un véritable tue-l’efficacité en entreprise. Le rapport à la physique ? Cela fait immanquablement penser à la loi selon laquelle un gaz n’a pas de volume propre et tend à occuper tout le volume qui s’offre à lui. Dans un contexte où il n’y aucune raison de supposer que la quantité de travail à abattre soit adaptée à l’équipe qui en a la charge, des ajustements se produisent inévitablement. En l’occurrence, comme un gaz, le travail est extensible, et à volonté.

Qui n’a pas été confronté à une situation où, poussé par l’urgence, il parvenait à effectuer un travail, répondre à ses mails pour illustration, quand cela lui demande habituellement deux fois plus de temps ? En soi, la loi de Parkinson ne dit rien d’autre. Cela n’a donc rien à voir avec l’éventuelle malice du salarié qui, par calcul, décide de ne pas achever sa besogne trop vite puisqu’il sait que son supérieur plein d’ingratitude n’attend que cela pour lui refiler une autre mission. Dans ce cas-ci, il s’agit d’un dysfonctionnement du circuit de la récompense qui conduit à des comportements stratégiques. Et on ne parle même pas de l’individu qui entre en résistance, propriété des composants étudiée également en électricité, à la façon de Bartleby, célèbre clerc de notaire inventé par Herman Melville qui répondait : « J’aimerais mieux pas » à chacune des requêtes de son patron. Chez Parkinson, enfin ce Parkinson, il n’y a pas de déficit en dopamine. La conduite du salarié est totalement inconsciente. L’image du gaz est vraiment éclairante. On lui concède un espace et du temps. Il va en coloniser le moindre recoin.

Evidemment, il ne faut pas prendre les managers pour des Mickey. Réussir à faire bosser les autres n’est pas uniquement un métier, c’est aussi un art. Dès qu’ils ont eu connaissance de la loi de Parkinson, ils ont commencé à échafauder des stratagèmes pour lutter contre ses effets délétères. Si un salarié gaspille tant de temps, il suffit de lui en donner moins et, encore mieux, de lui confier des tâches supplémentaires. Ainsi, il n’aura jamais l’occasion de se gratter le menton ou de papillonner. Mais c’est bien sûr ! Les problèmes qui découlent de la compression des gaz sont pourtant connus, notamment la libération incontrôlée ! Bref, la bonbonne peut péter et, alors, autant en emporte le vent. Concrètement, l’obsession de la productivité aboutit à des résultats désastreux. Le travail perd sa signification. La crise des vocations dans les métiers de la santé l’illustre. Nombre d’infirmiers ou d’aides-soignants ont choisi leur profession pour apporter du bien-être aux patients. A partir du moment où la dimension humaine est considérée comme une perte de temps et seuls les aspects techniques comptent, un profond désenchantement s’installe. Comprimé, déprimé sans chance de s’exprimer…

Une réaction en chaîne devient un scénario tout-à-fait envisageable. Si le salarié ne démissionne pas, il sera démotivé et risque de faire preuve de mauvais esprit à la Bartleby. Cet environnement est propice à l’émergence d’un autre type de comportement, la procrastination, c’est-à-dire l’inclination à remettre au lendemain ce qui peut être fait le jour même. Pour les experts du sujet, un tel penchant est souvent associée à des caractéristiques individuelles (manque de confiance, anxiété…) mais elle prospère dans des conditions spécifiques comme celles d’une organisation où la rentabilité est la seule préoccupation, quand, entre le salarié et la structure, il y a hélas de l’eau dans le gaz.

L’histoire :

– Ô mon Dieu, toi pour qui une seconde est une éternité, une goutte d’eau est un océan, un grain de sable est un désert et un centime est un million, donne-moi un centime

– Pas de souci : attends une seconde !      

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