LES BONS ET LES MAUVAIS

Dans les sociétés anciennes, il était important de sacrifier aux divinités et d’obéir aux injonctions de leurs porte-parole. Pour le reste, il valait mieux ne jurer de rien. Le salut d’un homme vivant dans le monde grec dépendait des caprices des maîtres de l’Olympe. Et il s’en passait de bien belles là-haut, entre ripailles, trahisons et renversements d’alliance ! Le monothéisme a alors modifié la donne…          

Avec un Dieu unique, miséricordieux quoique parfois soupe-au-lait, les choses sont devenues d’un coup plus simple. Bien sûr, le niveau d’exigence moral s’est brutalement élevé mais chaque être humain était confronté à une moindre incertitude : s’il se conduisait bien, il serait récompensé et, dans le cas contraire, il serait soumis à des affres sans nom. Dans ce contexte, la souffrance des justes a été l’une des questions les plus épineuses auxquels les défenseurs de la foi ont dû faire face dans le monde judéo-chrétien. L’histoire de Job est éloquente. C’était un chic type, aimé de Dieu, lequel se trouva embarqué dans une espèce de pari à son sujet : s’il endurait mille tourments, continuerait-il de croire et de bien se comporter ? Ce qui est intéressant pour notre propos n’est pas de savoir si Dieu a finalement gardé son Job mais la réaction des contemporains de ce dernier. Tous cherchaient à savoir quel mal, quel péché, quelle faute horrible il avait accompli pour mériter un tel acharnement divin. Autrement dit, chacun était désormais considéré responsable de son propre destin.

D’après le sociologue Max Weber, le protestantisme et notamment le calvinisme sont à l’origine de l’essor du capitalisme. La thèse est discutée puisque le développement commercial des cités italiennes est antérieur. Il n’empêche que cette religion et notre système économique partagent suffisamment de similarités – amour du travail, abnégation, sens de l’épargne… – pour que Michael J. Sandel les relie dans son ouvrage sur les excès de la méritocratie. Selon lui, croire que les individus sont rétribués en fonction de leurs efforts produit de terribles ravages. Le philosophe américain n’est pas un dangereux révolutionnaire. Dans des sociétés de plus en plus individualistes, on ne voit d’ailleurs  pas comment il serait possible de fixer la rémunération de chacun sans se référer à un moment ou à un autre à un critère méritocratique. L’égalitarisme absolu, remède de cheval contre les inégalités de traitement, n’est pas la solution. Une blague en vigueur en Union soviétique nous le rappelle : ce qui distingue le communisme de la science est que, dans le deuxième cas, les expérimentations se font sur des animaux.

L’absence d’alternative ne dispense pas d’examiner les effets pervers des mythes qui modèlent nos schémas de pensée: « ce sont les meilleurs qui réussissent » ; « quand on veut, on peut » ; « le travail paie toujours », etc… Si ce type de discours est ancré si fort dans les esprits, au point même de paraître relever de l’évidence, du bon sens le plus élémentaire, c’est qu’il réconcilie deux approches de l’économie longtemps rivales, celle des libéraux et celle de la gauche réformiste. Pour les premiers, la méritocratie est en phase avec le rôle central du marché, la liberté individuelle et l’adhésion à la globalisation économique. Pour les seconds, en tout cas ceux de ce courant qui se laissent séduire par l’idée, le combat doit désormais se focaliser sur l’« égalité des chances », une belle expression d’ailleurs. L’Etat doit favoriser l’accès à l’éducation, à la formation pour tous. Pour le dire autrement, l’interventionnisme économique dicté par une exigence de solidarité n’a plus de raison d’être. Chacun est maintenant responsable de son sort. Point barre.

Les problèmes de cette petite musique sont de deux ordres. Tout d’abord, elle est loin de sonner toujours juste et pas uniquement parce que toucher du doigt l’égalité des chances n’est pas une mince affaire. Sur ce blog, un article a déjà été consacré à cette thématique d’ailleurs (Qu’ils sont beaux mes biscotos ! – T’es sérieux ? (teserieux.blog)) Pour rester dans la zone des pays riches, imaginons simplement ici que le public se détourne du basketball et commence à se passionner pour le cracher de noyau d’abricot sans élan. Le visage de LeBron James disparaitra d’un coup du film Space Jam 2 pour céder la place au mien !  Tous les talents ne sont pas valorisés de la même manière par le marché. D’autre part, et c’est probablement plus gênant, la méritocratie remplit une fonction d’amplificateur des clivages sociaux. Une tonne d’expériences menées en psychologie sociale montre que l’homme surévalue le poids de son action quand il réussit et le sous-évalue s’il échoue. Le résultat est que ceux qui réussissent dans la vie ont tendance à mépriser les classes inférieures en les tenant responsables de leur situation et que celles-ci se sentent profondément rabaissées, humiliées par leur mauvaise fortune.

Cette double-peine, précarité économique et renvoi d’une image déplorable, explique en grande partie les mouvements antisystème, le trumpisme, le Brexit. D’où une couche supplémentaire remise par les privilégiés contre ces barbares. Que la panoplie de moyens suggérés par Sandel inclue davantage d’investissements dans l’éducation est naturel. Il n’est pas question d’éradiquer la méritocratie mais d’en atténuer la portée. Le recours au tirage au sort est une piste beaucoup plus originale. Il faut se souvenir que la plupart des magistratures étaient attribuées de cette façon dans le démocratie athénienne. La justification est cependant différente ici. Prenons les meilleures universités américaines par exemple. Une fois les candidatures de faible niveau écartées, il reste encore trois fois plus de dossiers que de places disponibles. Souvent, les différences entre les candidats sont infimes. Comment trancher ? C’est quasi mission impossible pour la commission de sélection alors que les conséquences en termes de carrière seront démesurées. Le lancer de dossiers du haut des escaliers ramènerait forcément les gagnants de la loterie à plus de modestie. A ne pas systématiser, hein !

La maxime (François de La Rochefoucauld) :

Le monde récompense plus souvent les apparences du mérite

que le mérite même

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