L’astronomie est une science et l’astrologie ne l’est pas. Qu’est-ce qui nous permet de trancher en la matière ? Le débat est vif mais, le plus souvent, les arguments de la discussion tournent autour de la capacité d’un énoncé à être infirmé. Si aucune expérience ne peut jamais en tester la véracité ou s’il existe des stratagèmes immunisateurs quand la prédiction ne se réalise pas, ce n’est pas scientifique.

La distinction entre sciences dures et sciences molles repose in fine sur ces éléments. En physique et en chimie, qui sont des sciences dures, il est possible de confronter la théorie aux faits. Il est tout-à-fait possible de procéder à une validation empirique d’une hypothèse. La communauté scientifique entérine le résultat. Sauf à se prendre pour Galilée et à proposer une révolution épistémologique, un chercheur a besoin du consensus de ses pairs. La médecine relève de cette catégorie. Des protocoles précis permettent d’effectuer des études qui évalueront précisément l’efficacité d’un traitement. Normalement, les pour et les contre seront départagés à la fin. De ce point de vue, le coronavirus constitue une regrettable exception puisqu’il a provoqué une scission à propos de l’hydroxychloroquine. Face au dialogue de sourds entre, d’un côté, l’OMS et les spécialistes du monde entier et, de l’autre, l’équipe du professeur Didier Raoult, il n’y a eu d’autre solution que de créer deux disciplines, l’infectiologie mondiale et l’infectiologie marseillaise. Au moins, aujourd’hui, nul n’ignore qui c’est Raoult.
Dans les sciences sociales comme l’économie, les expériences en laboratoire sont limitées. Pour se prononcer sur les effets d’une hausse des impôts sur l’activité, il faudrait être en mesure de comparer deux états différents, ce qui serait advenu sans l’augmentation et ce qui s’est produit avec. Il y a tellement d’autres facteurs qui influent sur l’activité – le progrès technique, la démographie, la demande mondiale… – qu’une réponse avec certitude est impossible. Ceci signifie que les prétendues lois économiques sont au mieux des hypothèses qui relèvent du bon sens, au pire des croyances chargées idéologiquement. Néanmoins, il est possible en économie de conduire des expériences sur une petite échelle à la manière des essais randomisés contrôlés en médecine. La population est répartie aléatoirement en groupes, chacun de ces derniers étant l’objet d’un traitement défini. Dans ces circonstances, les comparaisons entre deux situations sont tout-à-fait envisageables. Les prix Nobel Esther Duflo et Abhijit Banerjee ont testé ainsi l’efficacité de nombreux dispositifs de lutte contre la pauvreté. Ce qui suppose malgré tout que le groupe témoin n’en bénéficie pas, mais comment faire autrement ?
Dans les sciences sociales, il y a aussi des auteurs pour lesquels la validation empirique est totalement accessoire. Leur objectif est de prendre de l’altitude, de planer haut, très haut, en déconstruisant la connaissance. Il convient de préciser que la logique de déconstruction ne consiste pas simplement à s’interroger sur divers aspects ou présupposés des savoirs. Elle implique une production intellectuelle nécessairement contestataire. Un enfant reçoit l’ordre de démonter une construction en Lego avant de rebâtir celle de son choix. Il vaut mieux que son œuvre soit la plus différente possible du modèle. Sinon, il sera accusé de manquer d’originalité, voire de ne pas avoir respecté les consignes si sa reconstruction est à l’identique. Une partie de ces auteurs a été regroupée dans le courant de la French theory par des universités américaines ultra progressistes. On parle aussi de philosophie, de littérature, de sociologie postmodernes. Comme chez les médecins de Molière, le diagnostic est tellement remarquable qu’il serait vraiment dommage et contrariant que les faits ne collent pas à la théorie. Dans ces conditions, il est crucial que l’on puisse toujours retomber sur ses pieds.
Pour les chercheurs terre-à-terre un peu taquins, un des jeux favoris est de soumettre un article sans queue ni tête à une revue qui se réclame du postmodernisme. Normalement, la publication du manuscrit devrait être refusée par l’éditeur mais elle ne l’est pas forcément. Quelle poilade ! Les physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont sont les premiers à avoir pratiqué cette idée de canular en 1996 avec leur « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » qui a été accepté et publié dans Social Text. Pour que cela puisse fonctionner, la seule contrainte est que le galimatias se réclame ouvertement de la ligne éditoriale de la revue. Il convient de plaire et de flatter le parti pris, les préconceptions idéologiques, des éditeurs. En cela, il n’y a rien d’original. Une revue d’économie orthodoxe ne publiera pas de texte hétérodoxe, etc… Les sciences sociales sont conservatrices et il y a toujours des barons à cajoler. Ce qui est comique ici est que la maman a été incapable de reconnaître ses petits. Il est possible de duper des penseurs postmodernes en racontant n’importe quoi juste avec un vernis postmoderne.
On aurait pu imaginer que cette mésaventure mette les éditeurs de ces revues sur leurs gardes et que cela ne se reproduirait plus. Que nenni ! Cela continue. Il y a cinq ans, deux sociologues, Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin piégeaient la revue Sociétés, avec un article sur l’Autolib’, le service parisien de voitures en libre-service, « indicateur privilégié d’une dynamique macro-sociale sous-jacente : soit le passage d’une epistémê ‘moderne’ à une épistémê ‘post-moderne’». Il y a deux ans, trois Américains ont fait beaucoup mieux. Passant de l’artisanat à la fabrication industrielle, ils ont proposé vingt articles … avec un bilan de seulement six rejets. S’étant appropriés les codes des « études de genre », chéries de tous ces courants éthérés, ils ont notamment publié dans Gender, Place & Culture un manuscrit délirant sur la culture du viol chez les chiens, pas uniquement les bergers allemands, en suggérant qu’un dressage similaire des hommes pourrait réduire les agressions sexuelles masculines envers les femmes. Saint-Martin, un des auteurs de la blague sur l’Autolib’, s’est demandé si c’était si malin de s’attaquer aux doux dingues. En outre, a-t-il poursuivi, ce genre de démarche risque d’affaiblir la science face à ses détracteurs obscurantistes. Pas sûr. En tout cas, pour ce qui le concerne, il aurait pu y réfléchir plus tôt ! Un mauvais joueur ?
La maxime :
Si la barbe donnait la science,
Les chèvres seraient toutes docteur