La théorie des jeux a été définie comme un champ qui étudie les interactions d’individus dits rationnels. Elle nous explique comment certaines situations conflictuelles sont susceptibles de se dénouer. Mais si vous vous trouvez face à un zozo qui est prêt à perdre un bras pour vous couper un doigt, le manuel enseigne de prendre ses jambes à son coup et même de changer de trottoir quand vous le croisez.
Les travaux de Thomas C. Schelling sont considérés comme pionniers dans l’analyse des relations internationales. C’est en fait son recours à la théorie des jeux qui a rendu sa perspective originale. Le célèbre économiste a eu sous les yeux la Guerre froide. C’est l’opposition entre les pays de l’Ouest, conduits par les Etats-Unis, et le bloc de l’Est, avec l’Union soviétique à sa tête, qui lui a servi de cadre général. Et il se trouve que, entre 1945 et la chute du Mur de Berlin, les crises n’ont pas manqué. A plusieurs reprises, la planète a même frôlé le désastre mais elle l’a évité. Il était clair que les deux puissances nucléaires n’avaient pas vraiment l’intention de tout faire péter. Leur but était juste d’intimider l’adversaire afin de faire avancer ses pions. C’est ce qu’on a appelé la dissuasion mutuelle : je sais que, si tu essaie de me détruire, j’aurai les moyens de te détruire également – alors, ne tente rien. Ce genre de réflexion suppose, on le voit bien, une bonne dose de rationalité chez les principaux acteurs.
Être capable d’actes finalement raisonnables n’exclut pas les invectives, les déclarations à l’emporte-pièce, la théâtralité, le « trash talking » comme on dit dans le monde du sport. Nul n’a oublié que Nikita Khrouchtchev au comble de l’excitation avait brandi une de ses chaussures lors d’un discours aux Nations-Unies. Entre inclination au cabotinage et fine stratégie, les grands de ce monde aiment faire leur petit numéro quand ils sentent les regards tournés vers eux. Il y a toujours un adversaire à impressionner, un peuple à rassurer, une trace dans l’Histoire à laisser. Toutefois, ceux d’entre eux qui sont rationnels finissent toujours par transiger, par accepter un compromis. Après tout, il est légitime que le camp d’en face défende fermement ses intérêts. Un des points sur lesquels Schelling a focalisé son attention est le processus d’échanges, fait de menaces et de contre-menaces, qui précède l’accord entre les parties. Cette « politique de la corde raide » (brinkmanship), a quelque chose de fascinant.
Pour qu’une menace soit crédible, il est utile d’avoir déjà accompli des actions prouvant que l’on est en capacité de la mettre à exécution. La chèvre peut bêler autant qu’elle veut, elle n’effraiera jamais le tigre. Il est également opportun d’afficher un état d’esprit, par exemple en tenant un discours martial ou en mobilisant des troupes. Ce qui atteste d’une réelle détermination. Pour Schelling, plus on se rapproche du précipice dans lequel personne ne souhaite tomber et plus il est essentiel de montrer que c’est l’autre partie qui serait éventuellement responsable de la catastrophe. L’agent A doit tout faire pour laisser croire que sa propre conduite est inévitable, qu’il n’a aucune latitude, qu’il est prisonnier de sa trajectoire et que c’est B qui possède le pouvoir d’éviter la collision en changeant lui-même de trajectoire. Cela repose sur un mécanisme psychologique simple : personne n’a envie de causer un accident. Même si c’est celui qui vient d’en face qui franchit la ligne jaune, le conducteur lucide se rangera sur le bas-côté.
Lorsque A et B sont rationnels, ils foncent à pleine vitesse l’un vers l’autre et, à la dernière seconde, ils dévient chacun de leur route. Tel est l’issue de leur confrontation. Quand A est rationnel et le claironne sur tous les toits mais que B ne l’est pas forcément, A laisse la voie libre à B au bout du compte. Les accords de Munich de 1938 sont un cas d’école. Les dirigeants britannique et français avaient coché à l’avance toutes les cases annonçant le résultat final. En présentant à la radio la question tchèque comme une « querelle dans un pays lointain entre des gens dont nous ne savons rien », Chamberlain avait déjà livré de précieuses informations sur sa résolution à défendre son très cher allié. A partir de là, il suffisait à Hitler de faire mine de s’emporter, de simuler la colère, pour obtenir toutes les concessions qu’il réclamait. Dans la foulée, le Premier ministre britannique décrivit Hitler comme un gentleman avec qui l’on pouvait s’entendre – après tout, qui n’a pas ses petites montées d’adrénaline. Pour lui, chacun avait fait des efforts et s’était garé sur le bord de la route.
Depuis cette époque, rien n’a changé sur le vieux continent. Rappelons que l’Union Européenne est, à la base, une coalition des vaincus de la Seconde Guerre Mondiale. Il s’agit d’un espace économique pour « retraités de l’Histoire » comme l’a remarqué Marcel Gauchet. Il est certes tout-à-fait compréhensible de se construire en privilégiant la paix, le confort matériel, la protection des minorités et la sauvegarde de la planète. Le problème des dirigeants européens est qu’ils refusent d’imaginer que leurs interlocuteurs fonctionnent souvent autrement. Bref, dans leurs rapports de force avec leurs collègues, ils se font systématiquement marcher dessus. On pourrait multiplier les exemples à l’envi. En février, le Haut Représentant de l’Union européenne Josep Borrell s’était rendu à Moscou, espérant rompre la glace avec Poutine et faire libérer l’opposant Alexei Navalny. Il a juste réussi à se faire humilier en conférence de presse, repartant avec un supplément de bagages, trois diplomates expulsés.
Plus cocasse est sans doute la visite d’Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, et de Charles Michel, le Président du Conseil européen, en Turquie. Le Président Erdogan leur avait préparé une réception à sa sauce : deux sièges pour trois personnes. Il faut dire que les Européens s’étaient légèrement offusqués du départ turc d’une organisation soutenant le droit des femmes. Et voilà la pauvre Ursula qui hemme debout devant les caméras alors que les deux hommes assis ont entamé leur discussion. La muflerie d’Erdogan ne doit pas surprendre, celle de Charles Michel un peu plus. Mais s’agit-il de muflerie de sa part ? Sur ce point, il faudrait demander à la mère Michel. C’est plus probablement de lâcheté dont il est question, voire de sens de l’à-propos – il aurait pu lui céder sa place ou la mettre sur ses genoux, non ? Et puis, diront les Européens, Ursula a fini par récupérer un strapontin sur un divan. Tout s’est réglé presque honorablement.
La maxime : (Fernand Raynaud)
Et vlan passe-moi l’éponge,
Et vlan gouzi gouzi