AVEC TOUS SES ATTRIBUTS

L’être humain est souvent satisfait de son joli petit QI qui est, affirme-t-il crûment, largement supérieur à celui d’une huître normalement intelligente. Alors, il plastronne et exhibe parfois avec quelque obscénité cet objet de désir dont il semble si bien pourvu, on n’ose dire si bien doté puisque ce sont les problèmes de dotations qui seront abordées ici.   

Richard Thaler commence par une observation simple. Stanley passe la tondeuse dans son jardin chaque week-end. Bien que l’activité lui soit particulièrement désagréable, il se refuse à recourir aux services d’un jeune du quartier. Il n’est pas disposé à payer la somme de 10 dollars pour cette tâche. Curieusement, lorsqu’on lui demande s’il serait prêt à tondre le gazon de son voisin pour 20 dollars, il répond par la négative en s’offusquant. Autrement dit, pour cet individu, la valeur attribuée à la tâche « passer la tondeuse » connaît une remarquable variation. Accomplie par quelqu’un d’autre que lui, elle n’atteint pas la  moitié de la somme qu’il exige pour l’effectuer lui-même. C’est exactement ce qui caractérise un effet de dotation : quand on possède un bien, il vaut plus à nos yeux que quand il est détenu par une autre personne. Evidemment, dans ce cas précis, des interprétations concurrentes pourraient être proposées, des objections seraient même tout-à-fait plausibles. C’est pourquoi des expériences plus convaincantes ont été construites pour le faire ressortir de manière plus décisive.    

Dans une des plus simples, la moitié des sujets interrogés reçoit un don de 3 dollars et l’autre moitié un billet d’une loterie dont les gains sont compris entre 50 et 70 dollars. Il est permis à tous les cobayes de procéder à un échange en fonction de leur propre préférence, ceux qui possèdent 3 dollars sont autorisés à récupérer un billet de loterie et inversement, ceux qui ont hérité d’un billet de loterie peuvent obtenir à la place 3 dollars, mais le taux d’échange est fixé arbitrairement à 3 dollars contre un billet de loterie. On constate au final qu’assez peu de sujets acceptent une substitution : 82 % de ceux qui avaient reçu initialement un billet de loterie souhaitent le conserver ; pour ce qui est de ceux qui ont touché 3 dollars, la majorité  préfère également les garder, même si la proportion, 62 %, est moindre. Tout se passe comme si l’homme avait tendance à surévaluer ce qu’il a entre ses mains, d’où son refus d’échanger puisque, au taux de 3 dollars le billet de loterie, cela reviendrait forcément à réaliser une mauvaise affaire. Cette expérience a connu des raffinements qui n’ont pas modifié ce résultat.

D’autres tests nous rapprochent de situations de la vie réelle. Des étudiants ont été invités à évaluer le prix d’une tasse. A la première partie d’entre eux, on a raconté qu’elle leur appartenait et à la seconde qu’ils étaient supposés en devenir acquéreurs. Sans surprise, la valeur la plus élevée a été annoncée par les supposés propriétaires. C’est pareil dans l’immobilier où le détenteur d’un bien considérera systématiquement que sa valeur dépasse le prix du marché. Cet écart est indépendant des finasseries qui accompagnent inévitablement une négociation. Elles sont plutôt liées à l’attachement spontané que l’on éprouve envers son patrimoine. Les spéculateurs qui jonglent avec les actifs financiers sont confrontés en permanence à cet impitoyable brouilleur de radar. Il y a vraiment des métiers difficiles ! A un niveau plus modeste, imaginons un salarié arriver dans une entreprise. On le laisse choisir l’emplacement de son bureau – ce à quoi il est indifférent. Peu de temps après, on lui annonce que toutes ses affaires ont été installées dans une autre pièce. Il en ressent de la frustration.  

L’effet de dotation ainsi décrit représente une critique virulente contre la théorie économique standard qui stipule que les agents économiques sont rationnels. Si ceux-ci sont incapables de résister à un écueil de cet acabit, il vaut mieux assurément remballer le modèle et ses hypothèses. Le plus amusant dans cette histoire est que, s’il est assurément possible de critiquer en retour l’effet de dotation, ce n’est pas en rétablissant l’individu calculateur inébranlable, l’homo oeconomicus, mais en le maltraitant davantage encore. Sortant du cadre des rapports de l’individu à ses objets, Thorstein Veblen a fait des rivalités interpersonnelles un des principaux aiguillons du comportement humain. Avec sa « consommation ostentatoire », il soulignait déjà que l’homme jette son dévolu sur de nombreuses catégories de biens pas tant pour leur utilité que pour épater la galerie. Il est même allé plus loin encore en insistant sur l’envie. Certes, a priori, c’est la nature de l’objet qui attise la jalousie. Néanmoins un glissement est envisageable, de l’objet pour ce qu’il est à l’objet parce qu’il est détenu par autrui.

Dans ces conditions, le risque est de sous-estimer la valeur de ce que l’on possède et de surestimer le bien du voisin. Il a été question plus haut de tondeuse à gazon. Pour rester au ras des pâquerettes, l’expression « l’herbe est plus verte ailleurs » traduit cette perspective qui contredit l’effet de dotation. Les explications à ce phénomène ne manquent pas, notamment l’inclination à idéaliser ce que l’on connaît moins profondément ou la routine dans l’utilisation de ses biens, susceptible de s’installer avec le temps qui passe. Les conseils de coachs invitant à se renouveler, à faire preuve d’originalité, fleurissent. Il est recommandé de pratiquer assidument le changement de pizza, de voiture, de meubles dans le salon, de femme, voire de belle-mère. Les attentes de ceux qui franchissent le pas sont souvent déçues – les belles-mères mises à part évidemment. C’est le signe en tout cas qu’il s’agit pareillement d’une illusion. En conclusion, l’attachement à l’objet, qui est consubstanciel à l’effet de dotation, peut toujours se retourner contre son propriétaire, sans que cela s’avère nécessairement pertinent. Qu’elle soit ou non le vol, la propriété reste un insaisissable mal de crâne.

Maxime :

Il est important d’être capable d’ôter,

Le trop de beauté des biens dont on est doté,

C’est connu et inutile de le radoter.

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ORGUEIL ET PREJUGES

Tandis que la planète entière se souvient que la Révolution russe s’est déroulée il y a un siècle, seuls quelques admirateurs rendent hommage au bicentenaire de la mort de Jane Austen. Loin de l’utopie communiste, la romancière anglaise s’était appliquée à dépeindre avec réalisme les mécanismes psychologiques qui opèrent à l’intérieur du cerveau humain. Il est possible d’évaluer dans quelle mesure désormais.

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Le « jeu de l’ultimatum » est l’un des plus connus en économie expérimentale. La situation est assez simple. L’individu A propose à l’individu B un partage de dix dollars à sa convenance. Si l’individu B en accepte les termes, chacun percevra la somme correspondant à la répartition souhaitée par l’individu A. Dans le cas contraire, personne ne recevra le moindre dollar. Il n’y a pas de négociation. D’où l’appellation du jeu : c’est à prendre ou à laisser. Son principal objectif est de tester si l’être humain est un être égoïste, ultra calculateur, qui répond au doux nom d’homo œconomicus dans la théorie économique.

La vérification est triviale. Si l’individu B en est un, il acceptera tous les partages de l’individu A, même les plus inéquitables, étant entendu qu’une personne qui ne pense qu’à son propre intérêt, qui vit dans sa bulle, préférera toujours encaisser un dollar plutôt que zéro. Que l’individu A n’ait pas initialement fait preuve de générosité en gardant pour lui éventuellement neuf dollars ne justifie pas qu’il soit puni puisque l’individu B en se « vengeant » aurait à en subir des conséquences même minimes. C’est une question de rationalité en somme.

Le « jeu de l’ultimatum » a été testé un nombre incommensurable de fois, sous presque toutes les latitudes. Pratiquement toutes les expériences menées ont conduit au même résultat qui n’est d’ailleurs pas une surprise. Non, l’être humain n’est pas un homo oeconomicus. Il vit intensément son interaction avec ses semblables. Les notions de justice, de réciprocité lui sont chères. Il existe un seuil à partir duquel l’individu B refusera la division des dix dollars, estimant insupportable que l’individu A le traite avec ce qui s’apparente à une forme de mépris.

En dépit de la grande variabilité des réponses fournies, il est rare que le deuxième joueur réponde positivement à la proposition de partage de son vis-à-vis lorsqu’elle est inférieure à deux dollars. Le sentiment d’irrespect l’emporte sur le petit gain qu’il est possible de tirer de la répartition scandaleuse. En n’encaissant finalement pas le moindre dollar, le malotru qu’est l’individu A se trouve implacablement châtié. Le cave s’est rebiffé en quelque sorte. Une exception a malgré tout été observée, les enfants de moins de cinq ans. Quand un camarade leur donne un bonbon,  ils ont tendance à accepter même si la paquet en contient dix. Il n’est pas sûr que les concepteurs de l’homo oeconomicus aient eu ce cas de figure à l’esprit. Voilà pour la partie « orgueil ».

Pour ce qui est des « préjugés », la synthèse des multiples expériences proposée par Colin Camerer est éloquente. Le genre, l’âge, la couleur de peau, la religion, le niveau de formation et la culture ont été testés dans ce jeu mais pas seulement. La taille, le poids et la beauté l’ont été également. Ainsi, les hommes comme les femmes attendent plus d’une femme et offrent davantage à un homme. Les interprétations divergent – pour certains, la population intérioriserait dans le jeu le statut inférieur de la femme dans la société alors que, pour d’autres, les femmes seraient plus disposées à sacrifier leurs intérêts pour préserver l’harmonie sociale – mais la réalité d’un préjugé par rapport au genre est incontestable.

Dans le même ordre d’idée, les personnes noires de peau offrent plus à leur partenaire et rejettent moins souvent les offres qui leurs soumises. La domination sociale et les inégalités historiques sont les explications les plus vraisemblables. L’âge n’est pas neutre non plus. Pour illustration, entre cinq et sept ans, les enfants exigent cette fois une égalité absolue. Ces problèmes dépassent le « jeu de l’ultimatum ». Ils se retrouvent notamment sur le marché du travail. Le débat politique ne porte d’ailleurs pas sur la véracité de ces préjugés sur le genre, la couleur de peau ou l’âge mais sur la façon d’y mettre fin : lutte pour changer les mentalités, sanctions, discrimination positive, etc…

Ce que le « jeu de l’ultimatum » souligne de surcroît est que d’autres préjugés s’insinuent subrepticement dans le cerveau humain. La beauté en est un. D’aucuns affirmeront que la beauté est subjective ou que même l’être le plus laid est beau le jour de son mariage comme l’enseignent les sages. Pourtant, des dispositifs expérimentaux sont susceptibles d’être mis en place afin de savoir si, au moment où le jeu débute, l’individu B correspond ou non aux canons de la beauté de l’individu A. Il apparaît alors que les hommes n’offrent pas davantage aux femmes qu’ils jugent attractives. En revanche, les femmes sont influencées par l’aspect gracieux du garçon avec lequel elles interagissent. Elles lui offrent même en moyenne plus que cinq dollars ! C’est la seule configuration de ce type. La prime à la beauté n’est donc pas un leurre.

De façon similaire, les personnes petites, grosses ou bien chauves sont victimes de préjugés défavorables et celles qui sont en même temps petites, grosses et chauves encore plus… Pour l’essentiel, l’homme ne contrôle pas ses caractéristiques physiques et légiférer à ce propos serait impossible. Imposer des quotas d’obèses dans l’administration publique serait aussi lourd que grotesque. Toutefois, il faut se souvenir que certains de ces handicaps peuvent être évités. Une autre expérience permet de constater que les noms ne sont pas neutres lorsqu’il est question d’accorder sa confiance à autrui. On croira davantage un récit étonnant s’il est narré par un Alain que s’il sort de la bouche d’un Dagbjartur, prénom islandais. A tort ? Peu importe, quand les parents se disputent au sujet du prénom à accoler à leur progéniture en gestation, qu’ils ne l’oublient surtout pas.

Conseil de lecture :

Austen Jane, Orgueil et préjugés, Paris, Folio, 2077.
Camerer Colin, Behavioral Game Theory: Experiments in Strategic Interaction, Princeton, Princeton University Press, 2003.