A MEME LE SOL

La paternité d’une célèbre expression est souvent objet de polémique. « Plutôt mourir debout que vivre à genoux » n’y coupe pas. Elle a été attribuée à Albert Camus aussi bien qu’à Emiliano Zapata. Son but n’est pas uniquement de rendre possible le « J’aime, j’aime, tes genoux » d’Henri Salvador mais de montrer qu’il y a des positions qui sont préférables à d’autres.   

Etre debout a effectivement la cote. Pour France Gall, il n’y a pas match nul entre cette position et la station assis. Elle le clame haut et fort : « Il jouait du piano debout / C’est peut-être un détail pour vous / Mais pour moi, ça veut dire beaucoup / Ça veut dire qu’il était libre ». Le mot est lâché. Cela ne signifie pas pour autant qu’en jouer assis sur un tabouret est une preuve de servilité mais plutôt qu’être « droit dans ses bottes » ou dans ses chaussons témoigne d’une volonté de ne pas courber l’échine, de ne pas plier devant l’adversité. Bref, « résiste, prouve que tu existes ».

La génuflexion, plus ou moins poussée dans quelques religions, vise à marquer la soumission du croyant face à une divinité. Toutes les personnes alentours se rendent compte de cette déclaration d’humilité. Cela évite au fidèle de prononcer un bruyant « Moi qui ne suis rien, qui ne vaut rien » qui l’exposerait à un cinglant « Mais qui es-tu donc pour t’autoriser à dire que tu n’es rien, ni personne ? » des railleurs. La cérémonie de l’hommage féodal s’inscrivait dans cette logique. Le vassal à genoux faisait acte d’allégeance au « seigneur », en chair et en os cette fois. Un martien serait capable de désigner qui est en état d’infériorité.

L’origine de cette coutume remonte à des temps très anciens. Dans l’empire perse déjà, raconte Hérodote, l’inférieur se prosternait face contre terre en signe de déférence lorsque la différence de rang avec le dominant crevait les yeux. Cette forme de sacralisation porte le nom de « proskynèse », qui a plusieurs sens, notamment « se jeter à terre » et « envoyer un baiser vers » les deux n’étant pas incompatibles puisque celui qui s’incline peut être amené à embrasser fiévreusement les orteils du maître. Ne se prenant pas pour le dernier des derniers, Alexandre le Grand s’enthousiasma pour ce cérémonial et l’adopta.

Le zozo exigea de ses sujets que, désormais, ils s’inclinent de la sorte devant lui. Cette quasi divination ne fut pas du goût des Grecs qui l’envoyèrent se faire voir mais elle a prospéré malgré tout au-delà, que ce soit dans les sphères laïques ou religieuses, deux genoux sur le sol ou un seul. Il est possible d’établir un lien entre cette pratique et l’amour courtois où le preux chevalier s’agenouillait devant la gente damoiselle. Certaines demandes en mariage s’en inspirent encore aujourd’hui. La durée de la soumission n’est toutefois pas garantie par le geste puisque 50 % des mariages s’achèvent par un divorce.

Ce qui vaut pour les gens vaut pour les mots. Un argument qui tient debout sera davantage pris au sérieux qu’un raisonnement qui n’a pas cette qualité, voire qui est carrément bancal. De ce point de vue, le parti des Insoumis aurait pu choisir de s’appeler « les Debout », jour… et nuit. Ils ont finalement bien fait de s’en abstenir puisqu’ils auraient pu alors être confondus avec La République En Marche. En effet, la position debout a le gros avantage de faciliter les déplacements à pied. Michel Audiard disait qu’« un intellectuel assis », il aurait pu ajouter à genoux, « va moins loin qu’un con qui marche ». Sur ce plan, se trouver sur un genou ou les deux ne change pas grand-chose. La locomotion reste frappée d’un sérieux handicap.

Par une étonnante coïncidence, Aristote a été le précepteur d’Alexandre le Grand. Or, le célèbre philosophe a fondé l’école « péripatéticienne », parce que, conformément à l’étymologie du mot, il aimait enseigner en marchant. Selon lui, déambuler était propice au développement de la réflexion. Son élève empereur, lui, demandait à tout le monde de s’aplatir devant lui. Si l’on veut résumer succinctement, on dira qu’Aristote a été meilleur philosophe que professeur. Liberté et capacité à penser, tout semble concourir à ériger la position debout en gage de réussite. C’est hélas sans compter sur la position allongée qui rebat les cartes.

A priori, on comprend mal comment un subalterne allongé contre le sol peut en tirer un quelconque avantage. Il suffit pourtant de lui accorder la possibilité de se mouvoir pour que tout s’éclaire subitement. Celui dont le corps recouvre le sol n’a d’autre choix que ramper comme le serpent pour se déplacer. Oublions les préjugés judéo-chrétiens avec le reptile qui corrompt Eve et regardons-le en pleine action. Dans sa position horizontale, il ondule en permanence et peut ainsi contourner aisément les obstacles. La physique nous enseigne que la ligne droite lui est d’ailleurs interdite.

Le baron d’Holbach a commis un intéressant opus sur « L’art de ramper, à l’usage des courtisans » puisque c’est d’eux dont il s’agit. Il pensait surtout aux individus qui vivent à la cour dans l’environnement du Roi mais son analyse peut être élargie sans dommage à tous ceux qui s’aplatissent dans les grandes organisations, les chambres de commerce bien sûr en premier lieu mais également les administrations publiques et les entreprises. Pour dépasser ceux qui sont debout, quand on est complètement allongé, le nez contre terre, il n’y a qu’un seul moyen : être surélevé par le souverain dans un mouvement de translation car le courtisan doit rester parallèle au sol, comme en lévitation.    

Une connotation négative est associée aux mots arriviste, flagorneur ou porte-flingue. C’est faire fi de la difficulté à tenir une position de courtisan. Heureusement, d’Holbach rectifie, parlant d’un « art sublime (qui) est peut-être la plus merveilleuse conquête de l’esprit humain » parce le « courtisan bien élevé doit avoir l’estomac assez fort pour digérer les affronts que son maître veut bien lui faire ». A une époque où l’individualisme paraît sans limite, voir des hommes acceptent d’avaler tant de couleuvres – concurrence entre reptiles ? – a quelque chose de touchant. A ne pas confondre avec la « promotion canapé », où l’on s’élève pareillement depuis une position horizontale, mais qui nécessite d’autres compétences qu’un caractère lèche-botte.

La maxime (La Bruyère):

Il n’y a rien à la cour de si méprisable et de si indigne qu’un homme qui ne peut contribuer en rien à notre fortune : je m’étonne qu’il ose se montrer

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