NOIR ET VERT

Le vert est de sortie. Pour apparaître plus seyant, il est marié à presque toutes les couleurs : avec du jaune, il forme le logo du principal parti écologiste ; avec du bleu, une alliance écologiste indépendante ; avec du rouge, une gauche sensible à l’écologie ou même l’islamo-gauchisme ; avec du noir, une coalition gouvernementale entre chrétiens-démocrates et écologistes en Allemagne… mais pas seulement. 

            Il ne s’agit pas ici de recenser toutes les significations possibles du mariage entre le vert et le noir – exit donc le parti écologiste congolais – mais de se focaliser sur l’association des deux couleurs dans un objet improbable, à savoir un film de John Huston, Le faucon maltais. La couleur noire se justifie à plusieurs titres. En premier lieu, l’œuvre est considérée comme un classique du film noir, lequel est lui-même tiré d’un roman de Dashiell Hammett qui a donné ses lettres de noblesse au genre polar. Le personnage principal, Sam Spade, constitue à cet égard l’archétype du détective privé. Mais ce n’est pas tout. Quoiqu’elle soit en or et sertie de bijoux d’une valeur inestimable, la statuette du fameux faucon que les protagonistes cherchent à s’approprier est peinte en noir. Noir, c’est noir.

            Avant d’en venir au vert, qui est moins immédiat, un petit détour par l’intrigue s’impose. L’associé de Sam Spade est assassiné alors qu’il devait prendre un homme en filature à la requête d’une cliente nommée Brigid O’Shaughnessy. Alors que l’homme est également tué de façon mystérieuse et que lui-même est suspecté par la police d’avoir voulu commis au moins un des deux meurtres, Spade retrouve la cliente qui lui révèle l’existence du faucon maltais et de la fortune qui y est cachée. Outre Brigid, deux personnages louches, Kasper Gutman, « Fatman » et Joël Cairo, tentent de mettre la main sur la statuette. Entre menaces et offres de coopération, une espèce de jeu de manipulations s’engage entre tout ce petit monde. Par chance, Spade récupère la statuette. Il finit ensuite par démêler l’écheveau et permet à la police de coffrer les dangereux malfaiteurs y compris Brigid. La statue était un faux.

            Une brochette exceptionnelle d’acteurs a contribué à forger la légende du film. Dans le cas d’Humphrey Bogart, qui incarne Sam Spade, l’inverse est tout aussi vrai. Sa carrière prendra une nouvelle impulsion grâce à la manière étonnante dont il donne vie au détective. Le plus amusant est que le rôle aurait dû échoir à Georges Raft mais ce dernier, qui ne désirait pas tourner sous la direction d’un réalisateur débutant, préféra décliner la proposition. Le personnage féminin est campé avec brio par la trop rare Mary Astor. Pour ce qui est des voyous, ils sont interprétés par Sydney Greenstreet et Peter Lorre (M le maudit), tordus à souhait. Ils semblent manifestement se régaler en échafaudant toutes leurs manigances. Enfin, Ward Bond, qui est toujours dans les bon coups, complète la distribution. Il joue l’un des deux policiers qui gardent un œil  attentif sur Spade.   

            La couleur verte renvoie à l’économie de moyens qui est, en un sens, très écologiste avant l’heure. En conséquence, un tel jugement peut paraître quelque peu anachronique mais il est amplement mérité. De nos jours, le budget de nombreux films noirs est démesuré. Il ne s’agit pas uniquement de payer le cachet d’acteurs « bankables » mais de faire en sorte qu’il y ait de l’action, des cascades, des explosions, bref que cela secoue bien. Pour s’attirer un public assez jeune, il vaut mieux que le spectateur ait l’impression de se trouver dans un manège à la fête foraine plutôt que dans le cabinet d’un psy ou en train de jouer une partie d’échecs. Les nouveaux James Bond servent donc plus de modèle que l’Inspecteur Derrick dont le rapide mouvement de paupière ne compense pas certaines lenteurs récurrentes. On tire et on réfléchira une autre fois. En attendant, le gaspillage de ressources financières est aujourd’hui délirant.

            Dans une perspective minimaliste, Dashiell Hammett, qui était par ailleurs un écrivain engagé et courageux, était l’auteur idéal. En raison de son style dépouillé, sans fioriture, il est décrit comme relevant de « l’esthétique du procès-verbal » par « Les auteurs de la Série Noire ». Son écriture est la logique du témoignage brut. Rien n’est ajouté. Rien n’est retranché. Le lecteur assiste quasiment aux événements. Le film est fidèle à cette approche qui tend à l’objectivité. La poésie des rapports de police a visiblement inspiré John Huston qui rend un film d’une extrême précision. De surcroît, le code Hays est en vigueur à Hollywood depuis 1930. Cette invitation à l’auto-censure à des fins moralisatrices évite de possibles écarts à la trame du récit. Ainsi, l’attirance de Sam Spade pour la dive bouteille n’apparaît pas à l’écran. Droit au but et, sans temps mort, ni distraction.

            Dans ces conditions, quelques scènes pourraient prêter à sourire. La bagarre entre Spade et Cairo se résume à une droite du premier au menton du second qui s’affaisse lourdement sur le canapé. De la même manière, le baiser entre Spade et Brigid O’Shaughnessy pourrait faire passer le bouche à bouche de Brejnev et Honecker pour une scène d’amour torride. Pourtant, le rythme échevelé, les retournements de situation rendent le film envoûtant. Rien n’est forcé. Tout s’enchaîne naturellement. La progression de l’enquête de Spade le conduit à un dilemme, sauver Brigid dont il est amoureux ou la dénoncer à la police. Ses hésitations montrent toute la complexité du personnage – intelligent, loyal, cynique, dur et sensible à la fois. Il optera pour la seconde option : la justice lui est essentielle. Et le pompon : la quête éperdue de richesses s’avère totalement vaine. Tous ces voyous se sont entretués pour rien. Huston répétera cette conclusion dans Le trésor de la Sierra Madre. Cet éloge de l’authentique contre les aspects superficiels d’une société matérialiste fait également écho aux préoccupations écologistes. Noir et vert, CQFD.

La maxime :

You killed my husband, Sam, Be kind to me

Don’t Eva, don’t.

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